C’était au cœur de l’été. Invité à commenter l’actualité dans la matinale très suivie de BFMTV, Jean-Luc Mélenchon se glisse, comme il en a l’habitude, dans les habits du personnage de tribun charismatique qui fait de lui un bon client prisé par les journalistes politiques. Une demi-heure durant, le leader de la France Insoumise enchainera les envolées lyriques et les saillies bougonnes, autant de prises de position à gauche toutes, articulées autour de l’affirmation d’une critique énergique du système capitaliste. Jusqu’à l’incident, que personne ne voyait venir.
Interrogé sur les violences vis-à-vis de policiers en marge d’une manifestation, et sur le fait de savoir si « les forces de l’ordre doivent être comme Jésus sur la croix qui ne réplique pas ? », le député Mélenchon répond : « Je ne sais pas si Jésus était sur la croix mais je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes. Donc vous voyez qu’en matière de méchanceté mutuelle, l’imagination est là depuis quelques temps ». L’échange se poursuit sans que la journaliste aux manettes de l’interview ne relève.
Sans tarder pourtant, sur les réseaux sociaux, quelques vigilants signalent immédiatement ce qu’ils assimilent à un dérapage antisémite. Arno Klarsfeld réplique ainsi, dans un tweet sans équivoque : « Mélenchon : à l’antisionisme d’aujourd’hui s’ajoute l’antisémitisme d’hier », bientôt imité par Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) : « Il y a quelque chose d’assez inquiétant dans la manière que Jean-Luc Mélenchon a de raconter l’Histoire ». De posts en publications, la saillie mélenchonienne se répand comme une trainée de poudre parmi la communauté juive de France. Comment l’interpréter ? « Dans ses propos sur BFM, Jean-Luc Mélenchon fait très clairement référence au préjugé originel qui fonde l’antisémitisme qu’a porté et diffusé le christianisme pendant des siècles : les Juifs auraient tué Jésus, donc Dieu. Le peuple juif est déicide », souligne Anne-Sophie Sebban, directrice de l’American Jewish Committee à Paris. « C’est ce que l’on a enseigné aux enfants pendant les cours de catéchisme pendant des années. C’était également la doxa de l’Église jusqu’en 1965 et la promulgation par le pape de la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II. Or, nous sommes en 2020 », poursuit Sebban, « et voilà que Jean-Luc Mélenchon, leader du premier parti d’extrême gauche en France, se vautre dans ce poncif au détour d’une phrase toujours un peu équivoque, mais qui veut bien dire ce qu’elle veut dire et s’adresse à ceux qui comprendront…, le tout lors d’une interview sur un sujet tout autre. Il semble que cela devient d’ailleurs une habitude chez lui : placer des messages “subliminaux”, l’air de rien, mais qui posent à chaque fois un jalon de plus au-delà de la ligne rouge ».
« Jean-Luc est très philosémite ! »
A en croire nombre de représentants de la communauté juive, Mélenchon jouerait donc volontairement avec le préjugé antisémite. C’est pourtant un tout autre son de cloche que l’on entend lorsque l’on interroge les partisans du tribun insoumis. « Point d’hostilité envers les Juifs, bien au contraire : Jean-Luc est très philosémite ! Il considère que, par ses racines paternelles espagnoles, il est issu d’une famille marrane. Et dans les choses les plus intimes, il en conserve les traces ! » nous précise-t-on même… En on ou en off, tous les proches à qui l’on tend le micro nous parlent de Jean-Luc Mélenchon comme d’un homme de sa génération, une génération d’hommes de gauche très pointilleux sur la question du racisme et de l’antisémitisme. D’autres racontent volontiers « l’enthousiasme du jeune militant Mélenchon à l’évocation des premières heures de la création de l’Etat d’Israël. Un projet qui l’enthousiasmait, auquel il a vraiment eu envie de croire, preuve en est son soutien immédiat au mouvement des tentes, en 2011, dont il fut l’un des grands admirateurs français ». Reste que l’histoire s’est corsée… A l’instar de nombreux leaders d’extrême-gauche, lorsque le rêve sioniste s’est transformé en réalité, « lorsque l’Etat laïque des débuts à, petit-à-petit, glissé vers le nationalisme », Mélenchon aurait été « profondément déçu » vivant ce backlash ultra-conservateur comme « un désamour intime ».
Ennemi angoissant pour les uns, sympathisant sincère pour les autres, la relation de Jean-Luc Mélenchon à la question juive a de quoi troubler. Car les dérapages semblent tout de même se multiplier, en témoigne son soutien répété au leader travailliste anglais Jérémy Corbyn, dont le flirt répété avec des personnalités violemment antisionistes ont entrainé une profonde crise morale outre-Manche. Ou encore sa propension à lâcher ses coups contre le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Là aussi, l’épisode a laissé des traces. « Retraite à points, Europe allemande et néolibérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogants des communautaristes du CRIF: c’est non », avait écrit Jean-Luc Mélenchon sur son blog, pour réagir à la défaite du Labour au Royaume-Uni. Plus loin, le tribun précisait sa pensée : « Corbyn a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud », écrivait-il. Et de conclure : « Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas, il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires ».
Cette langue véhémente a inquiété. Pour Anne-Sophie Sebban, « Mélenchon nourrit ici des pensées complotistes, une défiance injustifiée et fantasmée vis-à-vis de nos institutions. Évidemment, il passe par le véhicule du “communautarisme et lobby” fantasmé des Juifs, quoi de plus facile ? Mais lorsqu’il tient ce genre de propos, à répétition, sur le CRIF, et demain cela pourrait être sur les médias ou d’autres, ce sont tous les défenseurs de nos fondements démocratiques qui doivent se sentir visé ». De son coté, Francis Kalifat, président du CRIF, est encore plus catégorique. Il dénonce les « propos inadmissibles d’un Jean-Luc Mélenchon à la dérive avide de visibilité médiatique. Le mépris suffirait si ces propos inspirés de la rhétorique vichyste du complot juif ne faisaient pas de Mélenchon un nouveau Doriot ».
Essoufflement politique
Il y aurait-il une logique d’ensemble derrière ces sorties médiatiques ? Après deux tentatives présidentielles malheureuses, les observateurs s’accordent à dire que le moment victorieux du leader de la France Insoumise est désormais passé. Contesté en interne, de plus en plus affaibli par la multiplication de ses emportements spectaculaires et de ses déclarations véhémentes, Jean-Luc Mélenchon jette ses dernières forces dans une bataille qui s’avère complexe. D’autant plus complexe que point chaque jour un peu plus la tentation populiste, ses cibles faciles et ses solutions toutes faites. Une autre piste, en coulisse, pourrait également être évoquée. Dans l’entourage du député, la disparition, en 2015, de François Delapierre, ami influent et intransigeant sur les questions de racisme et d’antisémitisme a été perçue comme un coup dur, de même que l’éloignement progressif d’éminences grises issues de SOS Racisme. Mais pas de quoi valider la thèse d’un relâchement idéologique, si l’on en croit le principal intéressé : « Chaque Juif dans le plus modeste village de France doit savoir que s’il est mis en cause parce qu’il est juif, il me trouvera à l’instant d’après à ses côtés (…) Tout ce qui ressemble à de la discrimination sur la base de la religion, du sexe ou de la couleur de peau m’insupporte au dernier degré, et je le combats politiquement ». En interne, on parle « d’attaques injustes » et l’on assure que la vigilance est de mise. « Jean-Luc reste intransigeant en matière d’antisémitisme. Des heures durant, on l’a vu prendre des militants dans son bureau pour les briefer sur l’antisémitisme, sur Israël ».
Qu’en est-il, justement, de la relation à l’Etat d’Israël entretenue par le leader des Insoumis ? Si la logique voudrait que l’on mise sans vergogne sur le rejet suscité par Israël dans l’opinion pour agréger toujours plus de militants, l’expérience des manifestations en soutien à la cause palestinienne suite à la Seconde Intifada a considérablement refroidi les autres cadres du mouvement. Plusieurs fois, parce qu’ils y entendaient et voyaient des signaux inquiétants, le député LFI Alexis Corbière et son épouse Raquel Garrido racontent avoir quitté ces rassemblements. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé en novembre 2017, le même Alexis Corbière déployait une analyse sans concession sur la grande méprise idéologique entourant, depuis longtemps, le sujet. « A travers la cause palestinienne, beaucoup de gens ont pensé qu’ils allaient toucher des pans entiers de la jeunesse et donc les rabattre grâce à cela. Je n’ai jamais été en accord avec cette vision ! Il n’y a pas de raccourci possible sur la question comme il est d’ailleurs faux de croire qu’on arrive à mobiliser dans les banlieues grâce à la Palestine ». Finalement, s’il est un constat partagé par toutes les parties interrogées, c’est bien celui du degré de dangerosité, voire d’explosivité, de la question traitée.