Il parait que les bonnes idées naissent souvent d’une intuition… Celle de Jewpop remonte au mois d’octobre de l’année 2011, lorsque son fondateur, Alain Granat, se met en tête de lancer un site internet faisant la part belle à l’humour juif, à l’actualité culturelle de la communauté, au déploiement d’une voix amusante et singulière sans être forcément strictement cacher. « Mon ambition de départ, était celle d’un journal culturel, avec des chroniques, un ton décalé par rapport aux autres médias de la communauté juive », raconte Alain Granat. « Au fil du temps, le site s’est progressivement orienté sur les débats de société, des questions parfois plus politiques et engagées ». On connait la suite. Ce qui n’était au départ qu’un délire sans prétention est devenu une aventure marquante du paysage médiatique en ligne, dépassant de loin le strict cadre de la synagogue. « Depuis le début, il y a cette volonté de ne pas se cantonner à la communauté, de parler à tous les publics, de montrer l’étendue et l’intérêt d’une voix juive qui ne parle pas que d’entre-soi. Je crois que beaucoup de gens se sont reconnus dans ce qu’on faisait. C’était un des objectifs : créer des ponts, même si le terme est aujourd’hui largement galvaudé », estime Alain Granat. Pensé comme une alternative voire un contre-pied à Actualités Juives, L’Arche, i24News et autres stations juives émettant sur la FM hexagonale, Jewpop s’est rapidement bâti une solide réputation d’amuseur public dans un contexte pour le moins consensuel. Ce qui n’interdit pas d’être sérieux quand l’actualité l’exige. « Je ne suis pas journaliste. Mais lorsque je reçois des messages de professionnels, qui me disent : « ce que vous faites est super ! », c’est évidemment gratifiant », analyse Granat Avec les années, en parallèle de son humour mordant, Jewpop s’est forgé une réputation, s’incarnant même en lanceur d’alertes, notamment sur la question du guet ou celle du prix de la cacherout.
Un ton novateur
Né au moment où les autres médias juifs peinaient à investir les possibilités offertes par Facebook, Twitter et autres extensions virtuelles, Jewpop semble avoir trouvé la bonne formule pour fédérer un lectorat radicalement différent de celui visé d’ordinaire par ses concurrents. Plus jeune, plus ouvert, plus progressiste, le public du site « qui voit des Juifs partout », a plébiscité une ligne éditoriale inédite faite de portraits, d’interviews, de focus spécifiques sur une nouvelle génération d’artistes venant renouveler, à sa façon, l’exercice juif de réflexion sur la société et sur le monde. Le tout saupoudré de chroniques hilarantes, et d’une rubrique charme que beaucoup d’internautes regretteront… Mais surtout, d’un ton totalement novateur dans la sphère médiatique juive en France. Ce que nous confirme Virginie Guedj, également connue sous le surnom de Sefwoman. « Jewpop est un média très original car, à mon sens, c’est la première fois qu’il y avait quelque chose hors du politiquement correct émanant de la sphère juive. On a dit sur le CRIF des choses jamais lues ailleurs. Des choses que l’on pense mais que l’on ne dit pas. Pourquoi donc ? Car l’antisémitisme nous empêche souvent de nous critiquer entre nous. De dire des choses qui vont à l’encontre du principe d’unité. Et pourtant il y a des motifs de désaccord… “On est tous juif”, “il ne faut pas se tirer dans les pattes”, “Il faut laver son linge sale en famille” : ça a souvent été la logique. Jewpop a brisé cette idée. Avec le sourire ! ».
La naissance d’une génération de chroniqueurs
En partie inspiré de Heeb, publication juive new-yorkaise demeurée dans les annales du cool, Jewpop a su bâtir, en dix ans, une audience fidèle, oscillant autour de 100 000 visiteurs uniques avec des pointes inédites pour les chroniques de Sefwoman, sa superstar maison (autour de 50 000 vues). En dépit de ses bonnes recettes, Alain Granat, qui a longtemps frayé avec la bande des Inconnus, l’assure : il n’est pas homme à chercher du buzz. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt le message à faire passer et la possibilité d’aller chercher le lecteur là où il se trouve, y compris sur Twitter. « Les scores de lectures de certains articles sur la Shoah me parlent particulièrement », poursuit ce dernier. « Ça m’a franchement motivé de pouvoir toucher aussi bien les gens avec de l’humour que de transmettre ce qui fait notre culture sur des sujets plus ancrés dans la mémoire. A côté de ça, il y a ce qui n’a pas de prix : la possibilité, la liberté même, de publier des sujets de niche, méconnus ». Autre motif de fierté jewpopienne ? Sa rédaction ! « Je vais avoir 62 ans », confie son directeur de la publication. « Et dans le même temps, la moyenne d’âge des chroniqueurs est de 30 ans. La grande réussite, c’est est d’avoir pu réunir des jeunes plumes talentueuses, une génération d’auteurs qui a pu grandir en même temps que le site ». Parmi ceux-ci, outre The SefWoman, on retrouve Marie Robert, Rubin Sfadj, John Demayo, Noémie Benchimol, Jérémie Boulay et jusqu’à l’auteur de ces lignes. Et comme souvent avec Jewpop, le lien se tisse autour d’envies communes et de grands éclats de rire. « Toute cette histoire est partie d’une blague avec Alain », raconte Virginie Guedj. « Je ne devais faire qu’un seul texte mais ça a tellement cartonné qu’on a décidé de continuer, de créer un personnage et un univers, celui de Sefwoman. Cette dernière n’aurait clairement pas pu exister sans Jewpop, sans cette rencontre avec Alain. C’est lui le moteur ! ». A l’instar de nombreux contributeurs réguliers ou occasionnels, Guedj, qui monte désormais sur les planches pour jouer son one-woman show Libre !, a su puiser en Alain Granat des astuces comiques, une science de l’humour juif et de la vanne qui tombe à pic. « Je suis un pur produit communautaire : j’ai été en école juive, j’ai fait des colos, j’ai fréquenté l’UEJF, j’ai travaillé pour des institutions de la communauté. Alain a réveillé en moi cette mauvaise conscience, ce regard amusé. Il m’a fait dire ce que je pensais mais n’osais avouer tout haut ». Comme un mentor.
Et après ?
Et pourtant, cela n’aura pas suffi à faire prolonger l’aventure pour dix années supplémentaires… Car il n’est un secret pour personne que les difficultés qui touchent le monde de la presse offrent pour seul horizon aux médias, qui plus est ceux de niche, un équilibre économique précaire. Sans mécène ni larges subventions publiques, difficile d’espérer maintenir le navire à flots. Alors, plutôt que de risquer le naufrage, le capitaine du navire a préféré jeter l’ancre. « J’ai toujours pensé qu’il fallait partir quand tout va bien. Aujourd’hui, la marque Jewpop est forte ! Elle bénéficie d’un véritable capital sympathie. Il n’y a qu’à voir les nombreuses réactions suite à l’annonce de l’arrêt des activités du site ; tout cela fait chaud au cœur ! ». Mais que l’on se console rapidement. « Ce qui s’arrête, ce sont surtout les parutions quotidiennes. Le site va rester en ligne », explique Granat. « Il représente une somme de plusieurs centaines d’articles, un vrai patrimoine éditorial qu’on va mettre en valeur au fil des mois. Par ailleurs, les réseaux sociaux seront toujours actif. On ne disparait pas ! ». A l’avenir, et dans l’attente d’un éventuel repreneur, il se pourrait que de nouveaux projets « brandés » Jewpop voient le jour, sous une autre forme que celle du site Internet mais en prolongeant sa ligne éditoriale, son ton si caractéristique. En somme, il s’agit d’un au revoir malicieux plutôt que de tristes adieux. Et la possibilité, surtout, d’explorer de nouvelles formes de narration pour continuer à couvrir les débats qui agitent la communauté juive francophone et le monde, autrement.