S’il est un domaine où l’immédiateté dicte son rythme effréné, c’est bien à la télévision, un monde que vous connaissez parfaitement. Comment cela se manifeste-t-il ?
J.C. Eh bien, déjà, par l’audience des programmes de la veille qui tombe tous les jours à 9h du matin. C’est très rare pour un secteur professionnel d’obtenir le résultat de ses actions d’un jour à l’autre. Le temps est très court. Cela induit un mode de pensée fondé sur l’immédiateté, la réactivité et la vitesse. Réactivité également liée à l’actualité : hommages diffusés à certaines personnalités disparues, déprogrammations dues à un événement important, positionnement par rapport à l’offre de la concurrence. Une immédiateté marquée aussi par les chaînes d’information dont c’est le cœur de métier : se situer en permanence au cœur de l’événement et informer sans discontinuer. Enfin, l’immédiateté se manifeste par ce que l’on appelle le « buzz » : émerger dans le grand marché de l’attention et des contenus concurrentiels en distinguant son antenne avec des phrases chocs, des débats clivants, du rire, des « dérapages », des moments disruptifs.
Dans le livre, vous illustrez le fait que l’accélération de nos vies s’accompagne d’afflictions et autres maladies. Parmi celles-ci, le burn-out et le FOMO…
J.C. Le burn-out est en partie lié à la pression de l’urgence et du vite. Au culte de la performance qui est indexée aujourd’hui sur la gestion de situations répétées d’urgence. Au stress que peut imposer le « tout, tout de suite » et le toujours plus vite. A l’adaptabilité et à la flexibilité qui commandent aujourd’hui le monde de l’entreprise. Certains ne le supportent pas. Le FOMO (fear of missing out), autrement dit la peur de rater des choses, en français, est moins grave. C’est une forme de pathologie de la désynchronisation. Toujours vouloir être au bon endroit, ne rien rater, courir après le temps. Elle est l’un des symptômes de cette nouvelle société du Vite que je décris dans le livre : celui du désengagement. On veut être partout, mais en réalité on n’est nulle part. On ne s’investit plus. On survole. On ne se rend plus à une invitation, on « essaie de passer »…
« L’hyperprésent saborde le passé proche, il l’aspire, le vampirise », écrivez-vous. Des événements majeurs comme l’élection d’un président, une victoire en Coupe du Monde où la disparition d’un artiste, paraissent lointains. Ils n’ont pourtant que quelques mois… Comment lutter contre ce culte de l’instant ?
J.C. C’est très dur, tant nous baignons dans l’immédiat et l’urgence ! On peut déconnecter, laisser son GSM de côté, ne plus se laisser attaquer par les « alertes » qui nous inondent d’informations inutiles, accepter parfois l’ennui pour soi et ses enfants, marcher plutôt que courir, mieux cloisonner le temps personnel et le temps professionnel, être plus patients que nous ne le sommes dans cette société épileptique qui ne supporte plus l’attente. La décélération à l’échelle individuelle est néanmoins insuffisante. L’Etat doit aussi nous prémunir du temps court à travers des politiques et des investissements sur le long terme et faire barrage à la vitesse inhérente aux marchés. Faire en sorte que l’entreprise se déleste du poids de l’immédiateté au profit de la projection dans l’avenir. Que les « c’est pour hier », « ASAP », « je suis en speed » se raréfient. Les médias peuvent aussi favoriser le temps long dans leurs différents contenus, les échanges consensuels, ne pas tout sacrifier pour obtenir la « petite phrase » qui fera le buzz.
Au détour d’un chapitre, Curiel cite Kundera : « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli ». Etre juif, serait-ce donc être lent ? Voilà une fulgurance qui ne nous quittera pas… Pas plus que la lecture instructive de cet essai pluridisciplinaire. Politique, arts, économie, télévision, sphères professionnelles et intimes : tout va trop vite dans cette société qui célèbre l’instant aussi intensément qu’elle l’oublie ! Il faut aller vite, gagner du temps, ne pas en perdre, chasser les temps morts, ne plus attendre. Bienvenue dans l’ère du buzz, de la téléréalité, des sondages, de Waze et d’Amazon. Le raz de marée de l’immédiateté est tellement puissant qu’il crée désormais une nouvelle ligne de partage entre les rapides et les lents, les gagnants ouverts
à la mondialisation et les perdants autarciques. D’un côté, ceux qui font la vitesse, de l’autre ceux qui la subissent… Il est encore temps d’adapter nos modes de vie pour conjurer l’accélération, explique Curiel. On aimerait le croire. Son livre nous donne des clefs.
Jonathan Curiel, VITE ! Les nouvelles tyrannies de l’immédiat, éd. Plon.