La laïcité inclusive, un faux ami

Sarah Borensztein
Certains voudraient que la laïcité soit plus floue, plus malléable et surtout « inclusive ». Si le terme, « inclusif » a ses raisons d’être dans d’autres domaines que la séparation du religieux et de de l’Etat, la Laïcité inclusive, c’est un oxymore car son but est précisément de ne pas prendre en considération la religion et de garantir ainsi l’égalité entre citoyens.
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Me revient souvent en mémoire une conversation que j’ai eue, il y a quelques années, avec un chauffeur de taxi bruxellois. Il y avait, en France, un énième débat brûlant autour de la question du voile islamique. Comme d’habitude, les esprits s’échauffaient et, comme d’habitude, la Belgique suivait le débat depuis ses frontières. J’étais donc dans un taxi et le journal exposait, dans le poste de radio, les derniers échanges politiques à Paris sur le sujet. Soudain, le taximan jette un coup d’œil vers l’arrière et me dit : « quand même, Madame, ils exagèrent ces Français avec leur laïcité là… Franchement, ils abusent… Vous ne trouvez pas ? ». « Je ne trouve pas, non », lui réponds-je. « Ils ont une Histoire », poursuis-je. « Et c’est de cette Histoire qu’ils ont tiré des leçons et, plus tard, des lois ». Pour l’exemple, je lui parle du massacre de la Saint-Barthélemy. Il est scotché. « Ah ouais… Ah ben ça, je connaissais pas du tout. C’est dingue ». « Les guerres de Religion en France, ils connaissent bien ! Alors quand vous savez que, par le passé, vous avez eu des rivières de sang dans les rues de Paris, au bout d’un moment, vous finissez par tirer vos conclusions et vous faites des lois pour que ça ne se reproduise plus. Vous organisez une société où les hommes sont libres de croire ce qu’ils veulent mais où les religions n’ont pas à s’exprimer dans la sphère publique. Ça n’a rien à voir avec une attaque contre les musulmans ». « Ben oui mais ça, si on ne nous le raconte pas, comment on peut deviner ! », déplore-t-il. « Moi, j’avais jamais entendu qu’il y avait eu des guerres de Religion en France ! Là, déjà, ça a un peu plus de sens ».

De fait, quand on sait l’horreur que furent ces guerres dans l’histoire de France, la séparation Eglise/Etat au pays de Voltaire prend d’autant plus de résonances. Le 16e siècle, en particulier, s’est teinté de rouge en devenant le théâtre d’une succession effrayante de persécutions, de conflits, et d’exécutions. Le coup de tonnerre protestant fut européen, bien sûr, mais il est bon de rappeler que la Réforme a accouché, malgré elle, de pas loin d’une dizaine de guerres sur le sol français. Le pays des Lumières et des bouffeurs de curés a aussi été le champ de bataille des élans fratricides du christianisme. Né neuf ans après la révocation de l’Edit de Nantes, le fameux Voltaire écrira, très justement, dans son célèbre Traité sur la Tolérance (1763) : « La philosophie, la seule philosophie, cette sœur de la religion, a désarmé des mains que la superstition avait si longtemps ensanglantées ; et l’esprit humain, au réveil de son ivresse, s’est étonné des excès où l’avait emporté le fanatisme ». Il y fera aussi ce constat glaçant : « Les tigres ne déchirent que pour manger, et nous, nous sommes exterminés pour des paragraphes ».

La notion de laïcité a dépassé la frontière française

La Belgique, en tant que telle, n’existait pas à l’époque, mais les Pays-Bas furent secoués par des affrontements similaires. Aujourd’hui, malgré l’héritage d’une polarisation (cristallisée au niveau universitaire) entre intellectuels catholiques et libres-penseurs, nous n’avons pas établi de laïcité au sens strict dans notre pays, puisque les cultes sont financés par l’Etat et que des cours de religion sont dispensés dans l’enseignement public. Pour autant, l’Etat est neutre et nous sommes culturellement très sensibles à la vision de nos voisins français. La notion de laïcité a depuis longtemps passé la frontière et imprégné toute une série d’institutions. Par conséquent, lorsqu’elle est attaquée en France, c’est tout naturellement qu’un certain nombre de Belges ont aussi envie de la défendre.

Cependant, en Belgique comme en France, l’évocation plus ou moins régulière dans le débat « d’aménagements » ou « d’ouverture », laisse à penser que certains fantasment un système plus flou, plus malléable, de laïcité « inclusive ». Ce terme, qui a parfois une raison d’être pour d’autres sujets, peut-il réellement s’appliquer au domaine religieux ? En réalité, s’il y a bien une chose que, par définition, la laïcité ne peut-être, c’est inclusive. La Laïcité inclusive, c’est un oxymore. Etre « inclusif » implique de tenir compte des différences humaines qui émaillent une société : les sexes, les handicaps, les orientations sexuelles, les ethnies, etc. Le but de la laïcité est justement, dans le domaine bien spécifique du confessionnel, de ne pas en tenir compte, ceci afin d’affirmer que ces différences ne vous donnent ni plus ni moins de valeur. C’est là que prend naissance l’égalité : « Vous êtes Juif ? Musulman ? Bouddhiste ? Je m’en fiche, ça ne me regarde pas. Ici, vous serez citoyen, comme votre boulanger et votre voisine avocate, et le reste ne regarde que vous et votre intimité ».

Le modèle belge, lui, est dans une sorte d’entre-deux puisqu’on reconnaît les cultes, tout en leur excluant une place d’expression dans certaines circonstances (scolaires ou publiques). Mais l’essentiel est donc encore là, puisque l’on retrouve, de fait, l’esprit « laïc » dans ces interdictions ponctuelles.

Il s’agit d’aller au forcing pour effacer des différences. Non pas pour les faire disparaître, mais pour empêcher qu’elles ne prennent toute la place dans notre identité et ne nous coupent du reste de la société. Or, l’Histoire, comme le bon sens, nous enseignent que la religion plus que toute autre chose, ne pourra jamais rester à sa place si on ne lui pose pas des barrières. Comment le pourrait-elle ? Elle est souvent prosélyte et donc, par essence, ne peut faire abstraction du devoir de propager la bonne parole. Elle est souvent allergique à la science et à l’Histoire (« chronophobe », pour reprendre le terme si juste du rabbin Delphine Horvilleur pour qualifier les fondamentalistes). Mais elle est, surtout, un absolu. Par définition, elle ne peut souffrir la présence d’autres vérités. Et tout ceci n’est pas lui faire injure. Cela va de soi. Quand l’Homme cherche un moyen de comprendre le sens de la Vie et de contenir sa révolte face à l’injustice ou la mort, quand il cherche un moyen de calmer son angoisse face à l’existence, il va de soi qu’il aura tendance à tenter de faire taire ceux qui ne le confortent pas dans sa réponse.

Donner de la place au doute

Alors, que peut bien apporter de bénéfique le fait d’empêcher une personne d’exprimer et de montrer sa foi en toutes circonstances, sans interruption ? La vertu première de la laïcité – et c’est justement ce qui la rend détestable à une partie du monde religieux – c’est de faire naître le doute chez l’individu. En lui interdisant de s’exposer comme bon lui semble, de prier en rue ou de faire appel à des croyances pour interférer avec l’enseignement, on oblige le croyant à laisser un petit espace salutairement vide en lui, à faire une toute petite place au doute ; « si ma religion ne peut s’exprimer partout et tout le temps, c’est parce que c’est ma vérité. Pas celle de tous ». Ce que les partisans de « l’inclusion » prennent pour une limitation de la liberté de conscience ou de la liberté de culte, n’est que la mise en œuvre d’un devoir fondamental de l’Etat : être le garant de l’émancipation morale et intellectuelle de chaque citoyen, le garant de moments-clefs où le déterminisme n’aura pas sa place.

Quel que soit le modèle (laïque « strict », à la française, ou plus souple, « à la belge »), la création de temps communs neutres dans la fonction publique ou l’enseignement, permet de nous rappeler à tous, quelles que soient nos croyances, qu’une religion, si importante qu’elle puisse être à nos yeux, ne peut représenter la totalité de ce que l’on est et ne peut s’exprimer vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Introduire le terme « inclusif » dans l’équation, c’est faire entrer un faux ami. Ce mot a peut-être une connotation positive, mais il détruirait, dans ce cas précis, ce qu’il serait censé « améliorer ».

Cette neutralité ou cette laïcité, appelons-la comme bon nous semblera, c’est l’antidote qui permet à chaque religion de ne pas devenir son propre ennemi. Défendre les droits de l’individu en dépit de son identité est indispensable, mais le principe de séparation privé/public empêche l’identité en question de devenir la valeur première qui passe avant le reste. Et l’existence de lieux volontairement vidés de ces croyances est la soupape qui garantit que jamais ces dernières ne redeviennent totalitaires. Leur céder, c’est leur donner l’importance publique qu’elles ne doivent plus jamais reprendre.

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