Le virus et l’exercice de la raison critique

Guy Haarscher
Face à un phénomène aussi dangereux et anxiogène que le virus, l’intelligence critique tente à juste titre de se mettre en branle. Mais il est difficile d’appréhender une réalité neuve, à maints égards mouvante et mystérieuse. Surtout, les implications du Covid-19 sont multifactorielles : c’est par exemple probablement pour la première fois qu’une crise économique d’une telle ampleur est délibérément provoquée -certes pour des raisons éminemment respectables- par les pouvoirs publics de la plupart des Etats du monde.
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Alors les intellectuels éprouvent l’obligation de s’exprimer, de « dire quelque » chose qui se situe à la hauteur de cet événement inouï. Mais l’exercice de la pensée critique se révèle bien périlleux : certains intellectuels préfèrent le simple et le bien connu au complexe et au nouveau. Ils ont besoin de placer les faits dans un système de catégories forgées sur la base d’événements du passé, et qui se révèlent parfois inadéquates pour saisir l’originalité du présent.

Nous avons été assaillis par un nombre astronomique de contributions, de commentaires et d’opinions. Elles se situent à différents degrés de sérieux intellectuel. Il est d’abord impossible d’éviter, tout en bas de l’échelle, le déferlement d’absurdités et de fake news. On en trouve une expression très « parlante » dans les manifestations contre les mesures de confinement, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne, au nom de la « liberté », du droit de porter des armes, de s’agglutiner dans les rassemblements des méga churches, de ne pas se faire « empoisonner » par les vaccins, etc. Toutes ces revendications irrationnelles sont associées au complotisme le plus débridé.

Un peu plus sérieuses -ou plutôt légèrement moins insupportables- sont les positions de ceux que j’appelle les intellectuels de la gauche « paranoïaques ». Giorgio Agamben, star philosophique italienne, et Peter Sloterdijk, son pendant allemand, ont carrément affirmé que les Etats avaient pris le prétexte d’une « petite grippe » pour accomplir leur but de contrôle total de la population. Ces intellectuels célèbres « savaient déjà » : ils possédaient leur théorie de l’Etat de surveillance, ne se préoccupaient nullement d’appréhender la situation, de tenter de penser la spécificité de l’événement – notamment la nécessité d’« aplatir la courbe » pour empêcher l’engorgement des hôpitaux, et donc éviter des choix éthiques insupportables. Bien sûr, il existe des dirigeants qui exploitent la situation pour renforcer leur pouvoir : Orban, Netanyahou, Modi et d’autres, sans parler des Chinois (ici on sort du domaine des démocraties). Mais généraliser ce danger et sous-estimer les périls du virus n’est pas digne d’un penseur.

Il y a, plus haut sur l’échelle, des tentatives beaucoup plus sérieuses, mais à mon avis trop généralisantes et trop précoces pour fournir des réponses adéquates. Ne mentionnons qu’une question : les réactions à la diffusion du virus ont-elles respecté la justice transgénérationnelle ?

Nous nous sommes à juste titre émus du sort des « très vieux » vivant dans les maisons de retraite. Les aurait-on sacrifiés à plus jeunes et plus valides qu’eux ? Aurait-on rechigné à les hospitaliser pour ne pas priver de leurs chances d’autres individus, considérés comme « prioritaires » dans une situation de rareté des ressources disponibles ? C’est sûrement arrivé (des témoignages existent), mais des cas particuliers ne font pas une statistique, et surtout n’indiquent pas par eux-mêmes une volonté délibérée des responsables, à quelque niveau qu’ils se situent. Il n’empêche que la question devra être posée à l’heure des bilans et commissions d’enquête.

Or, des intellectuels ont fait le raisonnement exactement opposé. André Comte-Sponville, Emmanuel Todd, Jean Quatremer ont, parmi bien d’autres, affirmé, dans des perspectives certes différentes, que c’étaient les jeunes qui avaient été sacrifiés aux « vieux », et non l’inverse. Le coronavirus est une maladie qui se révèle grave, voire mortelle, essentiellement pour les plus de 65 ans. Pour la population active et les jeunes, le taux de létalité n’est pas très élevé. Pourquoi alors, demandent-ils, confiner tout le monde, mettre l’économie, la vie sociale et les activités culturelles à l’arrêt ? N’aurait-on pas pu protéger les plus vulnérables en décrétant d’emblée un confinement ciblé plutôt que généralisé ? Les Britanniques et les Néerlandais s’y sont essayés, puis ont modifié leur stratégie. En un sens, les Suédois sont allés dans le même sens. Une telle politique semble posséder des avantages significatifs : l’économie et la vie sociale sont nettement moins affectées. On aurait donc pu éviter que les jeunes et les « actifs » soient confinés : nombre d’entre eux n’auraient pas perdu leur travail. Les Etats auraient dû moins s’endetter, et n’auraient pas dû faire payer les dépenses présentes par les jeunes générations ou les générations futures. Pour protéger les vieux et les vulnérables, on n’aurait pas dû sacrifier les jeunes.

Mais qui, aujourd’hui, pourrait affirmer qu’une telle politique n’aurait pas mené à un nombre insupportable de morts et à l’engorgement des services de soins intensifs ? De telles réflexions, si elles étaient exprimées en tant que questionnement plutôt que comme des réponses péremptoires, nourriraient assurément la réflexion sur la crise du virus. Encore un effort, un peu de modestie critique et de patience, et nous arriverons presque au sommet de l’échelle.

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