Les racines tunisiennes d’Olivia Elkaïm, de Tunis à Marseille.

Laurent-David Samama
Dans Fille de Tunis (Éditions Stock), Olivia Elkaïm retrace la vie d’Arlette, sa grand-mère maternelle, une femme libre qui fait voler en éclats les carcans de son époque en même temps que les convenances.
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Votre sixième roman nous plonge dans l’effervescence d’une ville, Tunis, en passe de gagner son indépendance. Quel est le contexte historique ?

Olivia Elkaïm Dans la première moitié du roman, je reconstitue Tunis pendant le protectorat français, à l’issue de l’occupation allemande, en 1945, et dans les années cinquante. Arlette et Sauveur, mes grands-parents, y sont fonctionnaires de l’administration coloniale, ils fréquentent les bals de la Résidence de France et le petit milieu d’Européens aisés. Je convoque un pan de notre histoire de France en Afrique du Nord, à la fois en m’appuyant sur des documents d’époque, des livres d’histoire, et sur un voyage d’études que j’ai fait pendant l’écriture et qui m’a permis de retrouver des lieux, une ambiance, une géographie.

On trouve chez vous ce qu’on lit peu ailleurs : une version honnête de ce passé tunisien au cours duquel des populations aux origines et religions diverses cohabitent. Et il y a de la justesse dans ce récit qui n’est pas forcément idyllique… 

O.E.  Tunis était une ville très cosmopolite. Ma grand-mère vient d’une famille corse et béarnaise, son père était né Français dans ce qui était alors le département d’Oran, dans l’Algérie voisine ; mon grand-père est d’une famille sicilienne qui a fui la famine en 1913 et voyait la Tunisie comme un eldorado. Il n’acquiert la nationalité française qu’en 1930. Je montre les tensions entre communautés. Je redis aussi ce fait historique avéré : de nombreux Italiens de Tunisie soutenaient Mussolini pendant la guerre. J’avais à cœur de reconstituer les nuances politiques de ce territoire qui va s’affranchir de la tutelle française en 1956. Je convoque les figures de Bourguiba, de Mendès-France, pour que le lecteur comprenne ce qui se joue à la fois collectivement et individuellement. Le destin de mes grands-parents est percuté par la grande Histoire.

Le personnage central du roman est Arlette, votre grand-mère maternelle. Une héroïne au profil rare…

O.E.  Arlette est une femme sauvage et raffinée, immensément libre dans une période où « ça ne se fait pas ». Elle échappe d’abord à ses parents, puis à son mari, à toutes les cases. J’ai dû m’affranchir de la fascination qu’elle a longtemps exercé sur moi pour reconstituer sa vie, une vie au cours de laquelle, à trois reprises, elle va être soumise à des hommes qui veulent « la calmer », la faire taire, lui faire rendre gorge. Je la montre en pleine beauté et dans sa déchéance de vieille dame malade d’alcool.

Arlette se retrouve ensuite à Marseille. Une ville-refuge au sein de laquelle elle renaît mais vacille aussi. Diriez-vous que votre rapport à Marseille est aujourd’hui apaisé ?

O.E.  En 1960, après l’Indépendance de la Tunisie, mes grands-parents sont contraints de partir, ils s’installent dans la cité phocéenne. C’est la seconde partie du texte. Je plonge le lecteur dans une sorte de roman noir où il va cavaler derrière Arlette, devenue accro aux jeux hippiques, une femme splendide qui vit avec deux hommes. Je reconstitue là aussi une ville vénéneuse, en noir et blanc, un peu sale, aux mains du clan Guerini, les fameux voyous corses. Je connais bien Marseille, j’ai toujours aimé cette ville exubérante, tournée vers le large, et qui est un formidable théâtre pour une romancière.

En bref

Arlette est une femme bouillonnante, magnétique et libre. Un profil éminemment transgressif dans une Tunisie encore engoncée dans les carcans du monde d’hier. « D’elle, il me reste un foulard bleu, une bouteille vide de son parfum et ce cliché sépia, conservé dans un cadre rouge : la vingtaine resplendissante, chignon laqué, bustier soulignant le galbe de sa poitrine, Arlette trône sur la cheminée de mon salon. Mais je ne sais presque rien d’elle, quelques dates, mes souvenirs d’enfance », écrit Olivia Elkaïm. Pour résoudre l’énigme familiale, elle choisit de ne pas se contenter des souvenirs accommodants. Ainsi bascule le récit d’une Tunisie perdue vers les rivages du roman noir et du réalisme. En se permettant tout, la romancière signe le portrait incandescent d’une femme qui change d’optique. Qui s’arrache à tout ! Qui, en s’émancipant, s’abîme… Il y a là un grand roman, certainement l’un des plus puissants de la rentrée littéraire. Un livre qui raconte tout à la fois la colonisation et la décolonisation, la France d’hier et d’aujourd’hui, le féminisme, le mur du réel contre lequel on se heurte, le temps qui passe et les rêves qui s’évanouissent.

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