On se croirait dans un charmant kibboutz israélien avec ses larges maisons cossues entourées d’une myriade de champs multicolores si le haut minaret de la mosquée de style mamelouk ne venait signaler que nous sommes ici dans une communauté musulmane. Bienvenue à Kfar Kama, en Galilée, une localité située à mi-chemin entre Nazareth et le lac de Tibériade où vit la plus grande communauté tcherkesse d’Israël.
Le village vient d’être élu « meilleur village touristique 2022 » par l’Organisation mondiale du Tourisme (OMT) et recevra son prix avec 31 autres villages répartis en tout dans 22 pays lors d’une cérémonie officielle célébrée le 27 février à Alula, en Arabie saoudite. Pour sa seconde édition, ce programme phare des Best Tourism Villages tient à distinguer « le tourisme rural aux atouts culturels et naturels reconnus, préservant et promouvant les valeurs, les produits et les modes de vie ruraux et communautaires ». Une reconnaissance pour ce bourg de 3.400 habitants, tous dévoués à la conservation de leur patrimoine et de leur identité tcherkesses.
Méconnus, y compris en Israël, les Tcherkesses intriguent : eux qui ne sont ni juifs, ni arabes, ni palestiniens ; qui sont-ils vraiment ? Leur nom renvoie à une région du nord du Caucase, la Circassie, située sur les rivages de la mer Noire, entre les territoires actuels de la Géorgie, de la Turquie et de la Russie, où leur présence est attestée depuis le 8e siècle avant notre ère. On les appelle les Circassiens (Tcherkessim en hébreu), bien qu’eux préfèrent le nom d’Adyguéens. Peuple chrétien avant leur islamisation tardive au 18e siècle, ce sont des musulmans sunnites. Leur conversion s’inscrit dans les affrontements entre Empires de la région : menacés d’une invasion par les Russes, ils décident de faire alliance avec les Ottomans.
Déportés vers l’Empire ottoman
Au début du 19e siècle, on compte environ deux millions de Tcherkesses. Cependant, après la victoire des troupes russes au terme de la longue guerre du Caucase (1816-1864) des milliers de Circassiens sont déportés vers l’Empire ottoman. Aujourd’hui la diaspora tcherkesse est dispersée : ils sont trois millions en Turquie, 700.000 en Russie, 250.000 en Jordanie, 120.000 en Syrie et 5.000 en Israël.
Pourquoi Israël ? Ce sont les Turcs qui décident de les installer dans la région, en particulier sur le Golan, au cœur d’une mosaïque ethnique où ils sont censés contrebalancer le pouvoir des Druzes et des Bédouins. Trois villages sont fondés en Galilée : Kfar Kama, construit en 1878 en Basse-Galilée, Reyhaniya, un an plus tard en Haute-Galilée, et Khirbet-Cherkes, disparu depuis. Les Tcherkesses y prospèrent sur les terres fertiles ; ils y voient la naissance du premier kibboutz non loin de Kfar Kama, à Degania. Dès les prémices du conflit judéo-arabe, ils épousent la cause sioniste, avant de faire allégeance à Israël. « Je suis Israélien de manière inconditionnelle. J’appartiens à la 5e génération, mon aïeul est arrivé ici en 1887. Selon la loi nous servons l’armée comme de bons Israéliens », nous explique Zoher Thawcho, cofondateur du Centre du patrimoine circassien, aujourd’hui à la tête du Musée circassien de Kfar Kama. « En deuxième lieu, je suis musulman. Enfin, je suis tcherkesse car nous venons génétiquement du Caucase. Si vous êtes tcherkesse et que vous ne vivez pas sur votre terre, la meilleure place au monde est ici, en Israël ».
Pour comprendre comment ce peuple musulman sans territoire peut préférer l’Etat juif à la cause palestinienne, il faut rappeler les conditions de son arrivée en Galilée. Voici 183 familles trainées sur les routes de l’exode, fuyant les persécutions, cherchant refuge et consolation. Les Arabes leur réservent un accueil glacial, mais la cohabitation avec les Juifs est excellente. Les deux peuples ont en commun la douleur de l’exil et une même mémoire traumatique du génocide. Près d’un million de Tcherkesses (soit 90% de la population) ont été expulsés entre 1861 et 1864. Parmi eux, des milliers auraient péri lors de famines, de déportations et de massacres perpétrés par la Russie tsariste ; les Tcherkesses parlent de génocide.
S’ils appartiennent en Islam à une seule Oumma, rien ne les lie aux Arabes et ils demeurent étrangers à la cause palestinienne. Au moment du plan de partage de 1947, Kfar Kama et Reyhaniya figuraient à l’intérieur des frontières du futur Etat juif. Ainsi, on peut dire que les Tcherkesses faisaient partie d’Israël avant Israël. Pas étonnant que le jeune Etat les ait ménagés. D’autant que leur réputation de grands guerriers caucasiens inspire le respect. Visitant la défense juive à Ilanyia, David Ben Gourion décrit un peuple « résolu et vaillant d’esprit, excellant en bravoure et en courage ». Il fera évacuer les villages arabes avoisinants sans inquiéter les Tcherkesses, qui s’allient à la Haganah dans la guerre de 1948. En 1950, Kfar Kama est reconnu comme le premier Conseil local non-juif en Israël. Huit ans plus tard, l’intégration est complète puisqu’à l’instar des Druzes, les hommes vont servir dans Tsahal.
« Israélité » des Tcherkesses
Les Tcherkesses y gagnent en « israélité » sans jamais cesser de vivre leur foi musulmane ni leur mémoire caucasienne, reconnues au plus haut niveau de l’Etat. Israël a même été le premier pays à reconnaître publiquement le génocide tcherkesse en 2009, instaurant le 22 mai comme jour férié. Seul le parlement de Géorgie a appelé à pareille reconnaissance depuis. Mais le débat pourrait réapparaître à l’occasion de l’attribution du prix à Kfar Kama par le secrétaire général de l’OMT, le Géorgien Zurab Pololikashvili, à un moment où la mémoire de la Shoah est cyniquement invoquée par la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. Aujourd’hui les Tcherkesses font partie intégrante de l’Etat juif. C’est une communauté dont on loue le calme et la discrétion. Peu de gens savent par exemple que le capitaine de l’équipe d’Israël de football est depuis plusieurs années un tcherkesse né à Kfar Kama : Bibras Natkho.
Cela fait bien longtemps que les jeunes ont délaissé l’agriculture pour embrasser des carrières d’ingénieur, de médecin ou d’enseignant. 80% d’entre eux ont un diplôme universitaire. Si la plupart travaillent à l’extérieur du village, ils y reviennent toujours. « Etre tcherkesse en Israël, c’est être tcherkesse au village », écrit l’anthropologue Eléonore Merza. C’est là que s’expriment au mieux leur religion, leurs coutumes et leur langue. Remarquables polyglottes, les Tcherkesses parlent l’hébreu (langue d’apprentissage officielle depuis 1978), l’arabe (surtout pour le culte), l’anglais (étudié à l’école) et l’adyguéen (la langue circassienne mise à l’écrit au 19e siècle en caractères cyrilliques) avec ses dialectes : le chapsough à Kfar Kama, l’abzakh à Reyhanyia. « Mais la seule langue dans laquelle nous rêvons est l’adyguéen », s’amuse Zoher Thawcho.
Le village représente le cœur d’une communauté unie, aussi secrète qu’elle est discrète, régie par un code moral transmis oralement : l’Adigue Xabze. Il impose la loyauté à la famille et au clan, la modération en toutes choses, l’égalité femmes-hommes, l’amour de la terre et la défense des traditions. De ce point de vue, Kfar Kama est unique dans la diaspora tcherkesse, souligne l’anthropologue Chen Bram. Le Centre du patrimoine circassien organise des festivals et des événements culturels, comme la Fête des Amandes au printemps, qui accueillent 30.000 touristes par an. Tous les week-ends, les « nuits tcherkesses » offrent une visite du centre historique, avec le musée et la mosquée, un spectacle de danses folkloriques où les hommes revêtent le costume du guerrier caucasien et enfin un repas traditionnel. L’occasion de déguster les halujas, des chaussons farcis aux herbes et au fromage.
Ne pas devenir un Disneyland
C’est ce patrimoine vivant que l’OMT met à l’honneur en distinguant Kfar Kama, qui va rejoindre le réseau des « Best Tourism Villages » et bénéficier d’une aide au développement. Le ministre sortant du Tourisme en Israël, Yoel Razvozov, s’en félicite : Kfar Kama peut « devenir un centre de pèlerinage pour de nombreux touristes et cela aura un impact positif important dans l’environnement rural de la Galilée ». Mais certains en doutent. « Cette reconnaissance va aider notre petite communauté, mais il y a des prix à payer pour cela. », nous confie Zoher Thawcho. « Si nous avions élu village le plus calme, le plus propre et le plus sûr du Moyen-Orient, j’aurais compris car c’est la vérité. Mais Kfar Kama n’est pas fait pour le tourisme de masse. Le classer au patrimoine de l’UNESCO aurait eu du sens. Son potentiel est immense, mais pas pour se transformer en Disneyland ; nous voulons le préserver ». En rapportant ces inquiétudes, Thawcho ne fait finalement que suivre le commandement de l’Adigue Xabze de défendre sans relâche l’âme tcherkesse.