Nous danserons encore, malgré la guerre et les boycotts

Frédérique Schillo
Premières victimes de la guerre, les artistes israéliens se retrouvent aujourd’hui isolés comme jamais, cibles d’une campagne d’intimidation où même les grandes voix de la paix sont réduites au silence.
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Chaque année depuis 16 ans, le festival InDnegev déploie ses chapiteaux à Mitzpe Gvoulot, dans le désert du Néguev, après Simha Torah. Pendant trois jours et deux nuits, des milliers d’amateurs de rock, de blues et de musique électronique s’y retrouvent pour assister à plus de 100 concerts des meilleurs groupes indépendants d’Israël. Entre les scènes gigantesques, les tentes des campeurs, les espaces de projections de films et autres ateliers enfants, InDnegev célèbre la joie et la fraternité dans un bouillonnement de musique et de danse. L’édition 2023 promettait d’être sensationnelle. Mais cinq jours avant le coup d’envoi, le Hamas a semé la mort non loin dans le kibboutz Nir Oz, au festival Nova et les communautés alentour. L’annulation d’InDNegev a fait perdre des millions d’euros à ses producteurs, qui ont surtout perdu des amis, festivaliers ou organisateurs, bénévoles venus des kibboutzim tout proches, enlevés ou assassinés lors du pogrom du 7 octobre. La 16e édition aura bien lieu en 2024, mais dans quelles conditions ? Chacun sait déjà en Israël que rien ne sera plus comme avant.

Producteur de musique en Israël est l’un des métiers les plus risqués au monde, presque autant que scaphandrier en haute-mer et laveur de vitres à Manhattan. On ne compte plus le nombre de carrières brisées par un concert annulé in extremis. Les artistes internationaux rechignent à venir sur ce bout de terre au Moyen-Orient. Ici, pas question de vadrouiller en bus ; toute l’équipe doit prendre l’avion pour une date qui clôt souvent la tournée internationale. La raison n’est pas que logistique. Se produire en Israël est devenu un acte politique. Depuis l’apparition en 2005 du mouvement pro-palestinien BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), la pression s’est encore accentuée sur les artistes. Certains tentent un impossible équilibre. Alors qu’il devait se produire dans le stade de Ramat Gan en 2009, Leonard Cohen demanda à chanter le lendemain à Ramallah. Le concert organisé par le club des prisonniers palestiniens devait se tenir devant les familles des détenus. Finalement, les militants BDS y virent une tentative de plaire au « bourreau » comme à ses « victimes » et préférèrent priver les fans palestiniens de sa venue. Trois ans plus tôt, Roger Waters des Pink Floyd avait défrayé la chronique en déplaçant son spectacle prévu au parc Hayarkon de Tel-Aviv dans les champs de Neve Shalom, charmant village de pacifistes judéo-arabes près de Jérusalem, pas du tout adapté à un méga-concert de 55.000 personnes. La soirée vira au cauchemar avec des embouteillages monstres bloquant l’accès. Depuis Waters, pourtant ravi de sa performance, est devenu le pire contempteur de l’État juif, premier à lancer des meutes de trolls contre des artistes annoncés en Israël qui ont fini parfois par annuler sous divers prétextes.

Il en faut du courage pour chanter à Tel-Aviv. Ceux qui le font se défendent de mêler art et politique comme Depeche Mode, Radiohead ou Guns N’Roses, venus chacun plusieurs fois. Le génial Nick Cave est l’un des rares à dire haut et fort sa détestation du BDS. Le boycott « est en partie la raison pour laquelle je joue en Israël – non pas comme un soutien à une entité politique particulière », expliquait-il en conférence de presse en 2018, « mais comme une position de principe contre ceux qui souhaitent intimider, humilier et faire taire les musiciens. » Son message est bien passé puisque ces dernières années, Israël avait réussi à se « normaliser » sur la scène internationale en accueillant les plus grandes stars. Le dernier en date, Bruno Mars, a donné l’un de ses meilleurs shows le 6 octobre dernier au parc Hayarkon. Son second concert prévu le lendemain soir n’a jamais eu lieu.

Le pogrom du Hamas et la guerre à Gaza ont stoppé net la vie artistique en Israël. Les pluies de missiles sur Tel-Aviv, le risque d’embrasement régional, la paralysie du trafic aérien ont eu raison de la programmation culturelle. Pendant des semaines, les Israéliens sont restés chez eux rivés aux infos, tandis qu’une génération de jeunes femmes et hommes était mobilisée. Comment chanter, danser et rire quand une nation entière retient son souffle ? Et puis fin 2023, les salles ont rouvert, timidement. Une partie des otages avait été libérée ; pour les autres l’espoir renaissait. « C’est une situation très compliquée », nous explique Hadas Vanunu, directrice artistique de l’Israel Music Showcase festival. « Depuis des années, nous avons l’habitude que des catastrophes viennent percuter le programme, que ce soient des opérations militaires ou la pandémie, mais il faut bien finir par le produire. Nous avions un budget et il fallait donner de l’argent aux techniciens et aux artistes. Dans ces moments-là, il faut savoir se connecter à la réalité et jouer pleinement notre rôle. » Prévu initialement en novembre, le festival s’est déroulé un mois plus tard sans tête d’affiche internationale. Tous ont – très poliment – annulé leur venue.

Le Jerusalem Jazz Festival. ©Ofir Haïm

Les artistes israéliens, nouveaux pestiférés

Le spectre du boycott culturel d’Israël reparaît. Pire encore, à l’étranger, les artistes israéliens se voient chassés comme des pestiférés. Certes, Eden Golan peut se produire à l’Eurovision (7-11 mai) après avoir montré patte blanche : on la prie de ne pas évoquer la douleur des Israéliens. Mais c’est l’exception qui confirme la règle. Liraz, qui assurait l’ouverture de l’Israel Music Showcase, se retrouve sans date pour sa tournée européenne, après avoir été déprogrammée d’office ou que son manager a annulé son spectacle suite à des menaces de mort : « on va te tuer », « on posera des bombes dans la salle ». Ironie du sort, l’artiste de son vrai nom Liraz Charhi est d’origine perse et chante en farsi des odes à la coexistence. Mais qui s’en soucie encore ? La célèbre chanteuse Noa (Achinoam Nini), grande prêtresse de la paix, qui appelait Israël à la retenue dès le 10 octobre, réclamant sur son site « des droits pour tout le monde, from the river to the sea », se voit réduite au silence avec la même cruauté.

Aucun artiste israélien ou juif n’est épargné. Le festival du film israélien de Barcelone est contraint de se relocaliser dans des lieux tenus secrets pour fuir les harceleurs. La série britannique « Hapless » ayant pour décor la communauté juive de Londres a été retirée des projections de la British Airways « par souci de neutralité » tant que dure le conflit à Gaza. Pourtant aucun personnage israélien n’y figure. À la Biennale de Venise, le pavillon israélien menacé par les activistes de « Art Not Genocide Alliance » s’est carrément autocensuré : sur l’installation de Ruth Patir, une pancarte indique son ouverture « lorsqu’un accord de cessez-le-feu et de libération des otages aura été conclu ».

En littérature, les auteurs israéliens ne sont plus les bienvenus dans les salons du livre, leurs ouvrages « cancelés » par la jeunesse woke, la même qui appelle à la destruction de l’État juif sur les campus américains. Le scandale autour de Johanna Chen, dont l’article paru dans la revue espagnole Guernica a entraîné la démission de la rédaction avant d’être retiré du site, révèle à quel point la frontière entre antisionisme et antisémitisme est ténue. L’auteure d’origine britannique y écrit vouloir jeter des ponts entre les peuples après le 7 octobre, souligne n’avoir pas servi dans Tsahal et avoir donné son sang pendant la guerre en 2014 pour les Palestiniens. Son essai est ponctué de poèmes traduits par ses soins de l’hébreu et de l’arabe. A croire qu’aucun brevet en pacifisme ne peut lui être accordé parce que juive.

Idem pour la célébrissime compagnie de danse Batsheva, dont toutes les tournées à l’étranger sont reportées sine die. « La raison principale est que nos hôtes ne peuvent pas assumer la responsabilité de notre sécurité. Batsheva a également peur d’assumer la responsabilité de la sécurité de ses danseurs », confie le fondateur de la compagnie Ohad Naharin dans une interview à Haaretz parue en janvier après des années de diète médiatique. C’est dire combien le statut de persona non grata pèse à ce militant de la paix, d’habitude acclamé sur les scènes du monde entier : « Lorsque les gens du BDS manifestent, cela n’aide malheureusement pas les Palestiniens, mais cela ajoute au drame. »

Vivre pour danser, danser pour survivre

« We will dance again » dit le tatouage désormais célèbre de l’ancienne otage franco-israélienne Mia Schem. Un message d’espérance devenu la devise de nombre d’artistes israéliens. « C’est difficile » avoue Hadas Vanunu, « après six mois de guerre, la colère a baissé en intensité mais la frustration grandit. » La productrice s’attelle à la préparation du Jérusalem Jazz festival, qui se tient au musée d’Israël du 19 au 21 juin. L’ambiance sera plus intime cette année avec moins de scènes, mais plus de rencontres prévues entre musiciens de jazz ou de classique, de collaborations avec des artistes contemporains et de débats avec le public. « C’est un besoin exprimé par tous. Nous travaillons sur l’idée de reconstruction, de nos vies et de nos communautés. Ce sera une véritable expérience émotionnelle, joyeuse et triste à la fois, pour célébrer la vie et la musique. Aujourd’hui, plus que jamais, on mesure l’importance de l’art dans nos vies. Les Israéliens seront toujours sur pied et ne perdront jamais l’espoir. » Car il nous faut danser encore, jouer encore, vivre et aimer encore.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris