« Mille vies en une ! » résume un de ses proches en une formule. Il est vrai que s’il fallait les résumer, le parcours et la carrière de Rachel Khan ne tiendraient pas en une feuille de CV ! « Plutôt qu’une profession, elle incarne l’idée d’engagement », explique Gad Ibgi, directeur de l’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe. « Ses talents sont multiples. Rachel Khan est actrice, autrice, co-directrice de La Place, le centre culturel hip-hop de la Ville de Paris. C’est un parcours vraiment singulier ! » A cela, Virginie Guedj, qui lui consacrait récemment une masterclass, ajoute : « C’est simple : elle nous parait être parfaitement incasable ! Rachel a eu plusieurs carrières, parfois jugées antinomiques, quand on sait qu’elle a été tour à tour athlète de haut niveau et juriste. On se dit qu’elle est un antidote à tous les préjugés ». De cet élan frénétique d’occupations, d’activités, de casquettes et de responsabilités surgit une certitude : notre héroïne semble partout à la fois. Jamais là où on l’attend vraiment. « Le fait d’être une sportive alors qu’elle est intello. Etre dans le milieu du rap en étant d’origine juive : tout ça ne va pas nécessairement de soi » souligne Guillaume Erner, journaliste animateur de la matinale de France Culture. Se dessine ainsi en creux, par l’addition plutôt que par la division, une ébauche de portait. Celui d’une role-model capable de sortir des clichés et de la facilité d’une vie toute tracée…
Afro-yiddish
Qui est donc cette jeune femme qui pose, le regard à la fois frondeur et perçant, en couverture de son livre événement, Racée ? Pour la principale intéressée, la réponse est simple et complexe à la fois quand on se situe au niveau des origines. « Mon père est né en Sénégambie, dans cette région d’Afrique de l’Ouest qui a été redessinée par les frontières de la colonisation. Ma mère est née en France. Ses parents sont d’origine juive, polonaise ». Au micro de la matinale de France Culture, Rachel Kahn précise : « Je me suis fondée sur ces origines-là, multiples, diverses, entremêlées, avec la chance d’avoir des parents qui s’aiment pour créer un amalgame – même si je sais que ce mot est mal perçu aujourd’hui. Un amalgame beau et puissant. Celui de l’amour ! Le tout pour transcender ses origines ». Car évidemment, rien n’est évident quand on vit le grand écart des origines, surtout au moment de construire sa propre individualité. « A 20 ans, j’ai eu envie de me définir moi-même, et j’ai trouvé ce terme amusant : afro-yiddish. Il est utile pour rassembler une partie de mon identité », explique-t-elle Grande lectrice de Romain Gary, l’auteure en reprend les fulgurances et cite, dans son essai, cette phrase extraite de Pseudo : « On est tous des additionnés ». Plutôt que de se perdre dans les méandres d’une classification ethnique et d’une hypothétique, voire dangereuse quête de pureté des origines, Rachel Khan s’est résolue à tout simplifier. Sa méthode : sans nier les difficultés du passé, constater le chemin parcouru, envisager un avenir dont on tient les rênes : « J’ai fait en sorte que cette question de l’identité ne soit pas compliquée. Je suis petite-fille de déportée. Ma mère a été cachée. Mon père, quand il est arrivé en France, n’avait rien à manger. Je ne peux pas me permettre de me victimiser par rapport à eux. Ce serait une honte ! »
Sortir des assignations
Noire, juive, métisse, féministe mais surtout : résolument battante ! On le comprend : loin de la victimisation, l’optique dans laquelle se place Rachel Khan est celle de la (re)conquête de son destin. A l’instar de l’intellectuel américain Thomas Chatterton Williams, elle préfère l’existentialisme de ceux qui prennent les commandes de leurs vies, celui de Sartre notamment : « Si on commence à analyser l’ensemble de mon pédigrée, expliquait-elle récemment au micro de Guillaume Erner sur France Culture, il ne voudrait plus rien dire à la fin. Car il y aurait trop de cases. C’est pour ça que je me reconnais parfaitement dans l’universalisme et l’humanisme ». Alors Rachel Khan se réinvente, se renouvelle et ce faisant, explore avec entrain toutes les possibilités du présent. C’est ainsi qu’après s’être essayée à la danse classique, la native de Tours fréquentera, à l’adolescence le club d’athlétisme de sa ville. Là où ses camarades jouent, la voilà rapidement aux portes du haut niveau, affichant, dès la catégorie des minimes, des performances rares. Khan enchainera les podiums. Sprinteuse, elle sera sacrée championne de France du 60 m en salle en 1991, puis championne nationale en relais 4 X 100 mètres en 1995.
La voilà ensuite qui se passionne pour le hip-hop. On la retrouve ensuite fréquentant les bancs de la faculté de droit d’Assas. Et l’on se dit alors que c’est trop pour une seule femme. Que Rachel Kahn risque de s’éparpiller… Que nenni ! Elle décroche successivement un DESS de droits de l’homme et un DEA de droit international. La voilà désormais juriste puis bientôt speechwriter et encore conseillère à la culture dans le cabinet de Jean-Paul Huchon à la région Ile-de-France. Mais rien qui ne la rassasie vraiment ! Désireuse de s’essayer au métier d’actrice et repérée par Dominique Besnehard, Rachel Kahn bifurque. Elle passe quelques castings et décroche ses premiers rôles. On la verra ainsi dans Jeune et Jolie de François Ozon puis 96 heures de Frédéric Schoendoerffer. A la suite du 7e art, le théâtre ne tarde pas à lui ouvrir ses portes. Sur scène, l’actrice jouera les Monologues du Vagin et sera à l’affiche de Géhenne, d’Ismaël Saïdi. Mais voilà… Ne se voyant proposer que des rôles de femme noire, sa couleur de peau lui revient sans cesse en boomerang, la cantonnant à une seule et unique identité. Aux côtés de Sonia Rolland, Sara Martins, Aïssa Maiga et Karidja Touré, Rachel Khan raconte cette expérience dans Noire n’est pas mon métier (« éd. Seuil), un livre-manifeste destiné à changer le regard du public et de la profession. Une première tentative de s’écrire au-delà des clichés.
Sûrement pas racisée !
Proche de Delphine Horvilleur et de l’équipe du magazine Tenoua, Rachel Khan pressent alors la prégnance du débat autour des origines dans une époque obsédée par l’idée de race. Partout où elle passe, la voilà désormais en proie à une injonction : se positionner, se situer, dire d’où elle parle en choisissant un camp. Cela donne à l’auteure l’idée de Racée, un ouvrage pensé comme un plaidoyer pour l’idée d’universalisme : « Aujourd’hui, on voit très bien qu’il existe des identités-propriétés ou des identités-appropriations. Dans ce livre, je voulais redonner de la valeur à l’idée de se construire son propre récit. Je ne veux pas annuler les identités, mais je veux montrer la violence que les identités produisent ainsi que les effets néfastes du courant identitaire ». Dans son essai, Rachel Khan, que l’on oppose souvent à Rokhaya Diallo tant leurs approches semblent diamétralement opposées, pointe les dérives de l’idéologie décoloniale et victimaire. Elle condamne ainsi fermement les « mots qui séparent », ceux de la « sous-france » : souchien, racisé, afro-descendant, intersectionnalité, dominé, etc. Autant de notions présentées comme des outils indispensables pour combattre le racisme et qui plutôt que d’émanciper, enfoncent en fait le couteau dans les plaies qu’ils prétendent cicatriser. Dans son viseur également, ces « mots qui ne vont nulle part » : vivre-ensemble, diversité, mixité et non-mixité, des locutions qui appauvrissent le langage et, dans une « bienveillance inclusive », alimentent la haine et les silences. Vient enfin le troisième temps de sa réflexion : la réparation. Une notion éminemment juive, ici transposée en des mots qui rétablissent le dialogue, favorisent la pensée non unique et unissent notre société gangrénée par les crispations identitaires et les oppositions stériles entre les genres. Voilà finalement Rachel Kahn revenue à son essence : fidèle à ses princes et à elle-même !