Un engagement et un leadership communautaires en mutation

Véronique Lemberg
L’engagement communautaire fondé sur le bénévolat fait partie intégrante de la vie juive européenne depuis la fin du 19e siècle. Si ce modèle communautaire se heurte aujourd’hui à certaines difficultés et doit s’adapter aux exigences de son temps, il n’est pas près de disparaitre.
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Une des singularités des communautés juives européennes et américaines réside dans le tissu associatif qu’elles ont développé depuis la fin du 19e siècle. Un nombre considérable d’organisations et de mouvements sont apparus pour couvrir différents aspects de la vie communautaire. Le spectre est très large : éducation (crèches et écoles), jeunesses (mouvements de jeunesse et colonies) aide aux personnes (services sociaux, dispensaires et cliniques, maisons de repos), sport, culture, loisirs, mémoire et politique.

Ce tissu associatif très riche de sa diversité s’est surtout développé en s’appuyant sur le militantisme et l’engagement bénévoles. Même si certaines fonctions liées à la gestion quotidienne sont assumées par des permanents salariés, ces organisations et ces institutions juives fonctionnent grâce au dévouement et à la participation active de bénévoles. Cette particularité vaut surtout pour les dirigeants. Ce qui signifie que le capital socio-économique est central pour saisir l’implication communautaire de ces « notables », qu’ils appartiennent au monde des affaires, à une profession libérale (médecins ou avocats) ou au monde académique. Leur activité professionnelle les a en effet amenés à accumuler un capital socio-économique suffisant pour exercer pleinement leur engagement communautaire. L’indépendance financière leur permet d’agir sans se soucier du temps qu’ils ne pourront pas consacrer à leurs affaires. Sans oublier que leur activité professionnelle leur a permis d’acquérir un carnet d’adresses et une proximité avec des décideurs politiques et économiques qui se révèle décisive dans la défense des intérêts de la communauté juive.

A ce capital socio-économique, s’ajoute une participation aux structures de la communauté juive. « On ne devient pas président du CCOJB, du Consistoire central ou de toute autre institution communautaire sans avoir une expérience communautaire préalable », précise Philippe Markiewicz, président du Consistoire central israélite de Belgique. « C’est une forme de cursus honorum. On commence modestement en militant dans une organisation juive pour ensuite gravir les échelons et se hisser au sien de la direction de cette organisation. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut envisager une participation au sein des institutions représentatives, précisément parce qu’on a pu se familiariser avec les différents aspects de la vie communautaire ».

Dirigeants âgés et retraités

L’expérience communautaire, l’indépendance financière et la proximité avec les décideurs politiques et économiques sont autant de qualités qu’une femme ou un homme de moins de 50 ans peut difficilement réunir. Ce qui pose de nombreux problèmes en matière de renouvellement des dirigeants communautaires. Et les difficultés auxquelles se heurtent toutes les formes d’engagement bénévole ne contribuent pas à envisager sereinement l’avenir. « Le climat individualiste de notre époque ne favorise pas l’engagement en faveur de causes collectives », déplore Gérard Unger, vice-président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). « L’engagement n’a donc plus le poids qu’il pouvait avoir durant le 20e siècle. Ce qui a pour conséquence que les militants et les dirigeants communautaires sont souvent des femmes et des hommes plutôt âgés et généralement retraités ». Mais on observe aussi des militants jeunes, et plus particulièrement des étudiants qui s’effaceront hélas de la vie communautaire lorsqu’ils entreront dans la vie active. Ils reviendront dans le giron communautaire une fois qu’ils estimeront avoir suffisamment de temps pour s’y consacrer pleinement. Ils s’engageront donc au service de la communauté juive lorsqu’ils seront moins actifs professionnellement ou qu’ils seront retraités. Ce qui nous ramène à nouveau à un leadership communautaire plutôt âgé. Il existe aussi une volatilité de l’engament communautaire avec des gens qui picorent sur des causes qui les saisissent. « Ils peuvent être saisis par l’émotion, l’actualité ou des considérations individuelles et s’engager communautairement à un moment bien précis pour s’en aller ensuite, et militer à nouveau ailleurs pour une tout autre cause », fait remarquer Gérard Unger. « Le militantisme prolongé pour une cause juive est de plus en plus rare ».

Il arrive que les plus jeunes et les plus enthousiastes aient le sentiment que leurs aînés ne font rien pour leur laisser la place. Des dirigeants exerçant des fonctions communautaires représentatives prestigieuses ont parfois tendance à s’accrocher à leur strapontin. Cette course aux honneurs et aux fonctions bien réelle chez certains ne doit cependant pas être surestimée. « S’il y avait une véritable relève derrière eux, ce serait facile de les bousculer et de les remplacer par des plus jeunes », déplore Gérard Unger. « Or, ce n’est pas souvent le cas et la question du renouvellement des dirigeants communautaires relève souvent du casse-tête en raison du manque de candidats pour succéder aux plus âgés. La génération des quinquas éprouve plus de difficultés à faire preuve du même engagement actif que les générations qui la précèdent ».

Comme tout modèle d’engagement et de leadership, le monde communautaire juif est amené à se réinventer. Même si ce militantisme est fondé sur le bénévolat, il doit faire l’objet de réflexions destinées à l’adapter aux exigences de son temps. Une des pistes envisagées par certains est l’introduction d’une petite dose de professionnalisme. « Je n’ignore pas que le bénévolat soit la règle », affirme Gérard Unger. « Mais si certains dirigeants communautaires pouvaient être rémunérés, des gens plus jeunes et très talentueux pourraient être davantage attirés par la vie communautaire juive. Le bénévolat connaît ses limites : soit les postes sont occupés par des retraités soit par des gens très aisés qui peuvent se permettre de ne pas bénéficier d’un traitement pendant la durée du mandat qu’ils exercent dans une institution juive. J’ai connu des présidents d’institutions juives qui avaient du mal à concilier leur engagement communautaire avec leur vie professionnelle car la fonction qu’ils exerçaient bénévolement était trop chronophage. Ils ont évidemment choisi de mettre un terme à leurs activités communautaires ». Il existe toutefois une certaine méfiance envers la professionnalisation de la vie communautaire juive. « Comme si on voulait éviter un carriérisme qui de toute manière est déjà bien réel », réagit Gérard Unger « Il nous appartient alors de mener une réflexion dans cette voie si nous souhaitons attirer du sang neuf et des talents ».

Ne pas scléroser les organes communautaires

L’âge du capitaine et son éventuelle rémunération sont-ils vraiment les obstacles à la poursuite d’une vie communautaire impliquant des dirigeants bénévoles et jeunes ? En dépit d’une crise de l’engagement et du militantisme, les organisations communautaires juives ne sont pas désertées. Des femmes et de hommes de moins de 40 ans y sont encore présents et ne déméritent pas. « Je crois que ceux qui présideront aux destinées de notre communauté seront finalement toujours les mêmes : ceux qui en feront le plus pour elle, et la feront vivre. La sociologie communautaire, ce sont des catégories non étanches de donateurs, de pratiquants, d’activistes et de consommateurs, qui donnent vie au tissu institutionnel communautaire. Nous avons besoin de chacune de ces personnes. Ce sont rarement les présidents qui président aux destinées communautaires. La communauté juive n’y aurait pas survécu dans l’histoire », insiste Yohan Benizri, président du Comité de coordination des organisations juive de Belgique (CCOJB). « Notre richesse et la garantie de notre avenir, c’est notre solidarité, notre mémoire collective et notre conviction d’un destin commun. Cela étant dit, je crois effectivement qu’il convient de ne pas scléroser les organes de notre communauté. Je n’ai jamais cru à l’explication selon laquelle “on doit faire comme ça parce qu’on a toujours fait comme ça”. Pour moi, cette phrase, si elle n’est pas étayée, est une indication que les choses doivent impérativement changer ». 

Ce serait donc une erreur de faire preuve d’une nostalgie excessive pour la période florissante d’un engagement communautaire total comme ce fut le cas au 20e siècle. Si la société a changé en s’individualisant davantage, pourquoi les Juifs échapperaient-ils à la règle ? Ils ne vivent pas en vase clos. Aujourd’hui, les grandes causes collectives ne réunissent plus grand monde. Il est difficile de retrouver des femmes et des hommes qui s’engagent de manière solidaire, quasiment à plein temps et bénévolement. Cela n’a pas pour autant empêché des jeunes de se mettre au service de la communauté juive. Mais, à la différence de leurs aînés, ils sont peut-être plus volatiles et leur engagement ne sera pas éternel. A nouveau, le monde juif n’est pas le seul touché par ce phénomène. Mais comme il a une longue et profonde tradition de militantisme et d’engagement, cela suscite davantage de débats et de questionnement en son sein. Ce qui permettra à la communauté juive de relever ce défi.

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