Un gouvernement d’urgence nationale ?

Elie Barnavi
Jusqu’à cette année, à l’occasion de la Fête de l’Indépendance, Regards me demandait une sorte de bilan d’anniversaire de l’Etat d’Israël, de ses réussites et de ses échecs. Généralement, ce bilan était positif ; lorsqu’on considère d’un coup d’œil l’ensemble de l’histoire de l’Etat juif, on ne peut pas rester indifférent à ce qui est, tout compte fait, une formidable aventure nationale. Est-ce un signe des temps si tel n’a pas été le cas pour ce 72e anniversaire ?
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Voici tout de même une information utile. Comme tous les ans, le Bureau central des statistiques a publié la fiche démographique du pays. A la veille du Yom Haatzmaout, la population d’Israël comptait 9,2 millions d’habitants, dont 6,806 millions de Juifs, soit 74% de l’ensemble de la population et 1,93 million d’Arabes (21%), dans leur vaste majorité des musulmans sunnites. Nous étions un peu plus de 800.000 lorsque l’Etat a vu le jour ; nous serons plus de 15 millions en 2048, quand il atteindra ses 100 ans.

Près de la moitié des Juifs du monde vivent en Israël, et près de 80% des Israéliens sont nés dans le pays. Et nous sommes une population jeune, bien plus jeune que dans les autres pays de l’OCDE. 28% sont des enfants de 14 ans et moins, 950.000 enfants ont moins de 4 ans, et seuls 12% des Israéliens ont plus de 65 ans. Cette pyramide des âges, que nous partageons avec les peuples de la région, a probablement eu une incidence sur le bilan humain de la crises anitaire du coronavirus : 272 morts à l’heure où je rédige ces lignes, et 3.335 malades, dont 57 dans un état grave. C’est beaucoup, mais bien moins qu’en Europe.

Evidemment, les projections démographiques ne sont que cela, des projections. Elles n’ont rien à nous dire sur le visage de la société israélienne de demain, sur l’évolution de la démocratie et de l’Etat de droit, sur la définition même de notre citoyenneté, autant de questions qui n’en font qu’une. 
Que l’on parvienne à une paix avec les Palestiniens ou que l’on garde les Territoires, qu’on les annexe en respectant le principe fondamental « une personne, une voix » ou, au contraire, en perpétuant le régime de non-droit auquel ils sont soumis depuis la guerre des Six Jours, et l’on aura un Israël radicalement différent.

L’annexion, justement, est à l’ordre du jour du gouvernement qui vient de prêter serment à Jérusalem. Nous y reviendrons.

Je croyais avoir dit dans ma précédente chronique tout le mal qu’il convenait de dire sur cette équipe pléthorique -36 ministres, 16 ministres adjoints, davantage de ministricules que de parlementaires de la majorité-, dirigée par un attelage formé d’un escroc mis en examen et d’un traître d’opérette, et formé au mépris de règles constitutionnelles comme de la simple décence.

J’étais loin du compte, pour la bonne raison qu’avec Netanyahou, on n’atteint jamais le fond. Comme, même dans cette enflure de gouvernement, il n’y avait pas assez de maroquins pour satisfaire tout le monde, on a coupé des ministères en deux -ainsi, on a détaché de l’Education nationale l’Enseignement supérieur, auquel on a adjoint, Dieu sait pourquoi, l’Eau-, on en a créé d’autres de toutes pièces, tel celui du Développement communautaire, dont nul n’a jamais entendu parler et dont on ne voit pas très bien ce qu’il fera, ou encore celui des Relations avec la Knesset, entité inédite en Israël. Il y a un ministère des Affaires sociales et des services sociaux, et un autre de l’Egalité sociale. Les lecteurs de Regards qui comprennent la différence sont priés de partager leurs lumières avec moi. Il y a un ministère pour les Affaires de renseignement, et un autre pour les Affaires stratégiques, un pour Jérusalem, un autre pour le Développement de la Galilée et du Néguev et un troisième pour les Implantations. Il y a aussi, je n’invente rien, un 
ministre dans le bureau du Premier ministre, et un ministre dans le ministère de la Défense, à ne pas confondre avec le ministre de la Défense ! Et ainsi à l’avenant.

Derrière cette débauche, il y a davantage que la nécessité de satisfaire les larbins du Premier ministre. Il y a une tactique politique. A une semaine de l’ouverture de son procès, le 24 mai, avec une telle équipe de nullités et flanqué d’un Gantz émasculé, jamais le pouvoir de Netanyahou n’avait été aussi écrasant. Les deux ou trois ministres du gouvernement précédent ou parlementaires qui risquaient de lui faire de l’ombre ont été laissés à la porte, et l’un a été exilé aux Etats-Unis muni d’une extraordinaire double ambassade, à Washington et à l’ONU. En principe simple primus inter pares, Netanyahou vient de s’offrir les pouvoirs d’un président américain pourvu d’une administration.

« Le temps est venu pour quiconque croit en la justice de nos droits sur la Terre d’Israël de joindre un gouvernement conduit par moi, afin de mener à bien ensemble ce processus historique », a déclaré le Premier ministre lors de son discours d’investiture. Il s’y est engagé, dit-il, « personnellement », et n’a cessé d’œuvrer en ce sens trois années durant, « publiquement et en secret ». Et en effet, le programme du gouvernement prévoit que, à partir du 1er juillet prochain, Netanyahou pourra inscrire à l’ordre du jour l’annexion de la vallée du Jourdain et de la totalité des implantations de Cisjordanie, soit quelque 30% du territoire. Apparemment, rien ne s’y oppose. Donald Trump lui a ouvert la voie avec son « plan de paix », le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, lui a rendu une visite éclair le jour même de l’investiture pour en discuter, et il dispose d’une majorité confortable à la Knesset.

En fait, ce n’est pas aussi simple. Il n’est même pas certain que Netanyahou lui-même soit, quoi qu’il en dise, aussi enthousiaste que cela pour franchir le pas. Il se peut que Trump, en perte de vitesse à cause de sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire et de l’effondrement de l’économie, l’y contraigne pour satisfaire sa base évangélique. Mais les obstacles sont de taille. Le plan trumpien est attaqué de toutes parts, à gauche pour des raisons évidentes, à droite parce qu’il prévoit tout de même un Etat palestinien croupion sur les 70% de la Cisjordanie restants et, dans l’immédiat, l’arrêt de la colonisation dans les portions de territoire où cet Etat est censé être créé. Par ailleurs, l’Europe s’agite, moins qu’il ne faudrait pour peser vraiment sur les événements, mais plus que d’habitude. C’est que l’annexion formelle l’obligerait à sortir de l’ambiguïté où elle se complaisait jusqu’ici. Aussi bien, un groupe d’Etats (la France, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Irlande, la Suède, le Danemark, la Belgique, le Luxembourg, et même la Pologne) pousse à une ligne dure, qui pourrait aller jusqu’aux sanctions économiques.

Enfin, et surtout, l’annexion risque de porter un coup fatal à l’Autorité palestinienne et de déstabiliser gravement la Jordanie. La droite messianique ne demande pas mieux : le retour de la « Judée-Samarie » à l’autorité exclusive de Tsahal offrirait au lobby des colons des opportunités pratiquement illimitées, cependant que la chute de la monarchie hachémite ferait de la Jordanie cet Etat palestinien dont elle ne veut pas en Cisjordanie. Netanyahou, grand partisan du statu quo, ne cultive pas ce genre de fantaisies. Gantz et ses collègues de Kakhol Lavan encore moins, de même que l’ensemble de l’establishment sécuritaire. Pour les généraux et les chefs des services de sécurité, la perspective d’avoir à se passer de la coopération de la police palestinienne et de reprendre en main la gestion quotidienne des Territoires relève du cauchemar, tout comme la mise à mal du traité de paix avec la Jordanie. Bref, il y a loin de la coupe aux lèvres.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël