Pourquoi l’historienne de la Shoah que vous êtes décide de consacrer un livre à ses années chinoises en pleine Révolution culturelle ?
Si j’ai écrit ce livre, en reprenant l’Ecureuil de Chine que j’avais publié à la fin des années 1970, c’est parce que j’avais envie de mettre un peu d’ordre dans le récit de ma vie. Cela impliquait de réfléchir à nouveau, à partir de la personne que je suis devenue, à l’expérience vécue par la jeune femme un peu fanatique partie vivre en Chine avec son marie et son fils pendant deux ans en pleine Révolution culturelle. J’ambitionne aussi de montrer le fonctionnement de la Chine communiste sous la Révolution culturelle, une période pendant laquelle il n’y avait pratiquement pas d’étrangers dans ce pays, et de proposer une réflexion sur la disparition de cette Chine au profit d’une autre Chine.
Ces années chinoises doivent-elles être replacées dans un contexte générationnel ?
Oui. J’ai vingt ans en Mai 1968. J’appartiens à cette génération qui rêve d’un monde meilleur et qui a une curieuse nostalgie de ne pas avoir fait l’Histoire. En me rendant en Chine en pleine Révolution culturelle, j’avais le sentiment d’accomplir un rêve de militante en me retrouvant là où l’Histoire se faisait. Cela ne pouvait pas être l’URSS à cause des crimes staliniens, et tout particulièrement ceux des années 1945-1953 avec l’assassinat des membres du Comité juif antifasciste et l’affaire des Blouses blanches. Ce séjour en Chine était donc l’occasion de vivre la Révolution et de comprendre de l’intérieur son alchimie.
Durant ce séjour de deux ans l’Institut des langues étrangères de l’Université de Canton où vous enseignez le français, vous êtes très vite tiraillée entre votre foi maoïste et la réalité de ce régime totalitaire. Comment vivez-vous ce tiraillement ?
J’adhérais à la propagande communiste mais je comprenais aussi qu’elle est inutile lorsqu’on la confronte au réel. Nous voyions la misère, les mensonges de la propagande, la surveillance constante et les différentes formes d’écrasement des individus mais nous faisions constamment la balance entre les bons et les mauvais côtés et surtout, nous nous disions que ça allait changer. En réalité, nous menions une vie particulièrement paradoxale qui ne ressemblait à rien. Nous avions un niveau de vie supérieur aux Chinois mais nous vivions dans une grande frugalité. La petite maison dans laquelle nous logions n’avait pas d’eau chaude ni de chauffage, nous mangions tous les midis du riz avec quelques légumes et deux bouts de porc. Mais nous avions une voiture avec chauffeur à notre disposition et on nous emmenait dans les meilleurs restaurants de Canton. Nous étions constamment pris en charge par les autorités chinoises. Nous ne devions rien décider ni organiser. Ce sont donc des conditions de vie qui n’ont pas de sens ni d’équivalent.
Après votre retour en France, la rupture avec le maoïsme est consommée ?
La rupture n’est pas immédiate. On ne rompt pas brutalement avec son entourage et une manière de penser le monde d’autant plus qu’avoir vécu et travaillé en Chine était perçu comme une distinction. Ça vous rend intéressant ! Mais après un certain temps, j’ai compris que c’était terminé. En allant en Chine, j’avais voulu rejoindre l’Histoire. Mais ce qui a finalement rendu ma vie intéressante, c’est d’avoir choisi le métier d’historien. Au lieu de faire l’Histoire, j’ai fait de l’Histoire. C’est en faisant le métier d’historien que j’ai gagné ma liberté de penser.
Ce séjour en Chine vous a-t-il vaccinée contre l’aspiration totalitaire dont vous témoignez dans ce récit ?
Oui. Ces années chinoises m’ont immunisée contre toute idéologie globale, quelle qu’elle soit. Avec le marxisme-léninisme et la pensée de Mao Zedong, j’ai expérimenté l’aspiration totalitaire. Cela revient à se mouler dans la pensée des autres. Cela vous donne les clés d’explication de tout en vous permettant d’éviter de penser par vous-même. C’est donc une fuite à soi-même pour essayer d’exister tout en étant fondu dans une grande expérience collective. De toute cette période, j’ai quand même conservé un côté militant que j’exerce notamment en me battant pour l’accès aux archives, en témoignant de mon métier d’historien auprès des jeunes, ou encore en essayant de soutenir la liberté de mes collègues polonais mise à mal en ce moment.