L’œuvre de Walter Benjamin ne cesse d’être redécouverte. Votre roman y contribue d’ailleurs largement. Comment vous êtes-vous plongé dans sa vie et dans sa pensée ? Aurélien Bellanger :
Depuis presque un demi-siècle, l’œuvre de Benjamin est merveilleusement bien éditée. Les inédits et les rééditions fusent de partout, chez pleins d’éditeurs, qui se penchent, comme des bonnes fées, sur cette œuvre immense et énigmatique. Il y avait des Benjamin dans ma bibliothèque, assez naturellement, et tout aussi naturellement, faute d’avoir trouvé la clé, ou n’en possédant que la mauvaise, je n’y comprenais pas grand-chose. La révélation a peut-être été, alors, d’entrer dans ce massif, dans cette montagne creuse comme dans une œuvre littéraire. Mon roman procède de cette découverte qu’on ne pouvait correctement entrer dans Benjamin qu’en tant que lecteur. La bascule s’est ainsi naturellement opérée quand j’ai ouvert les si proustiens souvenirs d’enfance berlinois.
Un peu partout aujourd’hui, des milieux universitaires aux élites juives, on considère que l’œuvre de Benjamin porte un message pour notre époque. A quoi cela est-ce dû ?
A.B. : Ce que savais, de loin, de l’œuvre de Benjamin, c’était son intérêt pour les vaincus. Ou plutôt l’objection qu’elle adresse à la théorie qui voudrait que l’Histoire ne soit écrite que par les vainqueurs. Benjamin se fait, de façon de plus en plus marquée – cela passe à la fois par sa découverte du marxisme et son intérêt pour le messianisme, jusqu’aux Notes sur le concept d’histoire, qui sont l’un de ses tout derniers textes – le critique, justement, de cette conception de l’Histoire. Mais il ne le fait pas simplement comme archéologue ou comme archiviste. C’est plus profond que cela. Ça touche directement, dans ses meilleurs pages, à notre conception du temps lui-même. De là, je me suis amusé à collectionner les « anomalies benjamienniennes » de l’histoire contemporaine.
Dans votre nouveau roman, la dimension juive est omniprésente. Votre souci du détail étonne. Comment êtes-vous parvenu à décrire si précisément ces pôles de pensée juive connus des initiés seulement (la rue Broca, les cercles yiddish parisiens) ?
A.B. : Pour la rue Broca, cela fait partie d’une longue fréquentation des lieux, presque au sens d’une érudition locale (j’ai habité et travaillé dans ce coin il y a une vingtaine d’année). De la même façon, j’ai passé, il y a des années, pas mal de temps dans une bibliothèque yiddish, près de République. En réalité, mes contacts avec la pensée juives sont ceux ce mes personnages. Autour de cette intuition qu’au tout début des années 2000, c’était une ressource intellectuelle majeure. Presque un messianisme de papier. J’ai mis, dans tout cela, beaucoup de mes lectures de l’époque. Etant entendu qu’on ne fait de bons romans, bizarrement qu’avec ce qu’on connait mal : la littérature est un sport d’autodidacte
En bref
Qui connait encore Walter Benjamin ? L’œuvre de ce puissant théoricien juif allemand ne cesse de resurgir des ténèbres didactiques. Dans divers milieux (l’érudition juive, l’université et l’ultra-gauche) c’est l’euphorie. La redécouverte curieuse ! C’est à l’intersection de la littérature et la philosophie que se situe justement l’action du Vingtième Siècle, le nouveau roman d’Aurélien Bellanger. Tout commence lorsqu’un groupuscule (qui reprend le patronyme de l’intellectuel) réalise des actions militantes énigmatiques, tandis qu’un poète maudit se suicide à la Bibliothèque nationale de France à l’issue d’une conférence sur le penseur. C’est alors qu’un dispositif narratif aussi dense que précisément documenté permet à trois spécialistes de Benjamin de se lancer à la recherche des raisons de ce suicide mais aussi d’un mystérieux manuscrit caché. Se mêle à cette construction érudite, souvent magistrale, quelques surgissements de l’époque de même que des réminiscences du siècle passé : la correspondance avec Gershom Scholem, les rapports parfois houleux entre Benjamin et l’école de Francfort et cette évocation fil-rouge d’une Europe des années 30 qui sombre inlassablement dans le gouffre hitlérien. A l’image de l’œuvre touffue et fragmentaire du philosophe, l’enquête, plus elle progresse, ressemble à un véritable labyrinthe. Pour décrire ce livre oscillant entre le Bund et la ZAD, Gallimard parle de « roman polyphonique virtuose ». Voilà une lecture chaudement recommandée !