Début du mois de mai 2022, tous les partis politiques démocratiques francophones de Belgique (à l’exception du PTB) ont signé la version actualisée et renforcée de la Charte de la démocratie qui consacre le principe du cordon sanitaire à l’encontre des partis d’extrême droite. L’idée de réactualiser cette charte qui avait vu le jour le 8 mai 1993 trouve sa source dans la participation controversée du Président du MR Georges-Louis Bouchez à un débat sur la chaine flamande VTM avec Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, le parti nationaliste flamand d’extrême droite.
Dans le code de bonne conduite qu’impose cette charte, les partis signataires s’engagent à respecter un cordon sanitaire politique, c’est-à-dire à ne pas former de coalition avec l’extrême droite, ne pas signer de motions ou propositions dont l’initiative émane de mandataires de ces partis ou formations, quel que soit le sujet de la motion et à ne pas adopter un comportement de sympathie ou de familiarité aboutissant à la banalisation ou à la respectabilisation des élus, candidats ou militants issus de ces formations ou partis, en Belgique ou à l’étranger et ce, en tout moment et en tout lieu.
Terme forgé en Flandre
Bien que la pratique du cordon sanitaire soit réactualisée aujourd’hui par des partis francophones, c’est en Flandre que le concept est né fin des années 1980. Il correspond à la volonté de créer une zone de protection autour d’un parti d’extrême droite, en l’occurrence le Vlaams Blok (devenu Vlaams Belang). Le terme a été forgé par Hugo Gijsels, ce journaliste flamand très investi dans la lutte contre l’extrême droite. Il préconisait la mise en place d’un mécanisme permettant d’empêcher la progression de l’extrême droite en Flandre de la même manière qu’un paysan isole les bêtes malades pour éviter que l’infection se disperse dans le reste du troupeau. C’est le dirigeant écologiste flamand Jos Gijsels qui prend l’initiative politique de réunir tous les partis démocratiques belges pour se mettre d’accord sur l’interdiction de s’allier et de conclure un accord de coalition avec un parti d’extrême droite. Depuis le « dimanche noir » des élections du 24 novembre 1991 marquées par une forte progression de l’extrême droite flamande, passant de deux à douze députés, tous les partis démocratiques flamands et francophones respectent le cordon sanitaire même si aux élections communales de 2018, la N-VA a failli le briser à Ninove si un élu n’avait pas basculé en dernière minute.
Si côté flamand, le cordon sanitaire est appliqué comme le refus de constituer une coalition ou une alliance avec l’extrême droite, côté francophone, les partis démocratiques ont ajouté un verrou supplémentaire : le cordon sanitaire médiatique. Ce qui revient à priver l’extrême droite d’accès aux médias et à refuser d’établir tout dialogue ou débat avec elle dans les médias. Le code de bonne conduite de la Charte de la démocratie prévoit notamment « l’application d’un cordon sanitaire médiatique contre l’extrême droite en refusant de participer à tout débat audiovisuel ou organisé par des sites internet, des influenceurs ou par des comptes sur les réseaux sociaux auquel un mandataire, un candidat ou un militant issu de ces formations ou partis participerait, et en refusant de collaborer à une interview croisée dans les médias avec un mandataire, candidat ou militant issu d’une de ces formations et s’assurer préalablement de la non-utilisation détournée de propos dans le cadre d’une interview non annoncée comme croisée ».
"Le “dimanche noir” de 1991 et les petits succès du FN à Bruxelles et en Wallonie lors d’élections communales et européennes de 1994 accélèreront la mise en place du cordon sanitaire médiatique. "
Pascal Delwit, professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles
Ce cordon sanitaire médiatique n’est pas apparu dès la mise en place du cordon sanitaire politique. Lorsque le Front national (FN) de Daniel Féret a fait une petite percée aux élections communales de 1987 et aux premières élections régionales à Bruxelles en 1989, il y a eu une période d’hésitation dans les médias francophones quant à l’attitude à adopter à l’égard de ces élus. « Daniel Féret a été interviewé et il a évidemment fait de l’outrance de la même manière que Jean-Marie Le Pen », rappelle Pascal Delwit, professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles. « Le “dimanche noir” de 1991 et les petits succès du FN à Bruxelles et en Wallonie lors d’élections communales et européennes de 1994 accélèreront la mise en place du cordon sanitaire médiatique. Il y a événement médiatique qui aura un effet de déclencheur : le débat entre le président du PSC, Gérard Deprez, et le président du FN. Lors de ce débat, tout le monde a pris conscience de l’impossibilité de débattre rationnellement avec les représentants du FN. Bien que ce débat fût sans intérêt, il a constitué un tournant majeur car tout le monde a compris que cela n’avait aucun sens de les inviter pour débattre, d’autant plus que leur présence dans les médias oriente systématiquement le débat vers les outrances qu’ils imposent ».
Depuis lors, les médias et les partis francophones appliquent le cordon sanitaire médiatique. Sa justification réside dans une forme de principe de précaution. En ne considérant pas les idées racistes, xénophobes et antisémites comme normales ni banales, on évite leur récupération potentielle par un parti d’extrême émergeant et leur propagation auprès d’autres partis tentés par une surenchère haineuse. « On peut effectivement y voir un mécanisme de prévention visant à empêcher l’émergence de l’extrême droite côté francophone qui jusqu’à présent a prouvé son efficacité », affirme François Desmet, président des DéFi, ancien directeur de Myria Centre fédéral Migration et philosophe spécialiste de la souveraineté. Ce responsable politique soulève la question qui fait débat depuis le début : l’efficacité du cordon sanitaire médiatique contre l’extrême droite.
Absence de figure charismatique en Belgique francophone
Il est en effet compliqué de prétendre qu’il est inutile quand on voit que là où il existe, l’extrême droite est quasiment inexistante, et là où il n’existe pas, elle a de l’importance. Un premier regard accrédite la thèse selon laquelle le cordon sanitaire médiatique est efficace. « Pour ma part, il a une certaine efficacité mais il n’est évidemment pas la seule cause de la quasi-inexistence de l’extrême droite en Belgique francophone », relève François De Smet. « Il y a d’autres facteurs : l’absence de sentiment national francophone sur lequel peut se greffer des partis d’extrême droite ; de manière plus conjoncturelle, le vote PTB. Il amalgame une bonne partie du vote contestataire ou antisystème qui aurait pu s’agréger dans un vote d’extrême droite dans d’autres pays ; et enfin l’absence de figure charismatique d’extrême droite ». Cette absence n’est pas un hasard. « Pour être une figure charismatique, il faut notamment structurer un discours de manière simpliste », pointe Pascal Delwit. « Or, ils n’ont pas cette capacité d’articulation idéologique. Daniel Féret était aussi radical que le Vlaams Belang contre les étrangers mais contrairement à ce parti flamand, il ne parvenait absolument pas à articuler ce rejet des étrangers avec un cadre mythique, idéologique et historique cohérent ». Et ce n’est pas non plus le cordon sanitaire médiatique qui a eu raison du Parti populaire de Modrikamen et de ses nombreuses dissidences. C’est surtout son incapacité à proposer une offre politique cohérente qui l’a disqualifié. Il s’est donc autoexclu lui-même.
Parmi les observateurs flamands de la vie politique, ils sont nombreux à ne pas valider le lien de causalité entre l’absence de parti d’extrême droite côté francophone et le cordon sanitaire médiatique en place. « On pourrait d’ailleurs l’inverser en affirmant que c’est l’inexistence de parti d’extrême droite qui favorise le cordon sanitaire médiatique car ce dernier n’est pas mis sous pression », avance Dave Sinardet, politologue et professeur à la Vrije Univesriteit Brussel. « Par ailleurs, on voit bien que nombre de Belges francophones suivent avec attention les débats politiques français où ils peuvent entendre des discours d’extrême droite depuis longtemps sans que cela ne les dérange le moins du monde. Ils ont aussi pris l’habitude de voir Jean-Marie Le Pen et sa fille débattre en toute impunité. Lorsque Emmanuel Macron débat avec Marine Le Pen, toute la presse belge francophone couvre cet événement et le commente. Mais dès que Georges-Louis Bouchez a le malheur de débattre sur une chaîne flamande avec le président du Vlaams Belang, cette même presse francophone lui tombe dessus. C’est pour le moins curieux et cela montre bien que ce cordon sanitaire médiatique apparait comme une notion à géométrie variable difficile à mettre en œuvre avec l’internationalisation médiatique, internet et les réseaux sociaux. Cela étant dit, je ne cherche pas à dire que le cordon sanitaire médiatique soit totalement inutile mais je pense qu’il faut malgré tout questionner sa pertinence politique ».
Extrême droite « tuée dans l’œuf »
Un regard extérieur et étranger permet souvent de mieux cerner une problématique. Ainsi, les travaux de la politologue néerlandaise Léonie de Jonge ont démontré l’efficacité de la stratégie du cordon sanitaire médiatique en Wallonie et à Bruxelles : « Bien que la Wallonie ne soit certainement pas à l’abri de l’extrême droite, il est peu probable qu’elle assiste à la montée en puissance d’un parti populiste de la droite radicale tant que les professionnels des médias et les dirigeants politqiues traditionnels continueront à maintenir leur politique de non-engagement strict. Les résultats indiquent que les performances électorales des partis populistes de la droite radicale dépendent du degré d’ostracisme politique et social dont ils font l’objet dans un pays donné. Plus généralement, l’étude suggère que les partis populistes de la droite radicale ont moins de chances de percer électoralement lorsque les partis traditionnels et les médias restreignent constamment leurs structures d’opportunités. Le moment et la rigidité de la stratégie de démarcation semblent jouer un rôle clé dans son efficacité ; parce que les partis traditionnels et les médias ont créé un cordon totalement “hermétique”, ils ont réduit les possibilités de percée des partis populistes de la droite radicale. En d’autres termes, en Wallonie, les partis populistes de la droite radicale sont “tués dans l’œuf”, c’est-à-dire neutralisés avant qu’ils ne deviennent suffisamment importants »[1].
Il est vrai que l’absence de cordon sanitaire dans les médias flamands aboutit à un débat politique qui n’est pas marqué par un affrontement particulièrement âpre entre les démocrates et les représentants du Vlaams Belang. C’est plutôt calme et courtois, et dans certains cas, on perçoit même une certaine connivence. La logique du mur invisible n’existe pas, leur présence s’étant progressivement, mais sûrement, banalisée. Plus personne ne leur fait sentir qu’ils n’appartiennent pas au club des démocrates. Il arrive parfois que des journalistes et des personnalités politiques flamands regrettent amèrement cette situation. Ils se heurtent alors à une difficulté insurmontable : il est trop tard pour revenir en arrière et dire aux dirigeants et élus du Vlaams Belang que désormais ils sont interdits d’antenne. « Avec leur poids électoral, ce n’est pas possible », constate Pascal Delwit. « Lorsque le Vlaams Belang obtient plus de 10% des voix, on ne peut pas rétropédaler. La situation est la même en France avec le Front national et son successeur le Rassemblement national. Ce qui montre que le cordon sanitaire médiatique ne peut se mettre en œuvre que dans un contexte bien précis. Et à cet égard, la Belgique francophone en est le meilleur exemple. Il était possible de le mettre en œuvre. Une fois qu’il est mis en place, il est utile car il contribue à ne pas perturber l’agenda politique ».
Si le cordon sanitaire médiatique contre l’extrême droite a largement contribué à empêcher l’émergence et le développement d’une force politique d’extrême droite en Belgique francophone, cet instrument unique en son genre ne constitue nullement un rempart définitif contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Ces sentiments et ces préjugés sont bien présents en Belgique francophone même si aucune force politique ne les articule. Et en temps de crise, nombreux sont ceux qui deviennent sensibles à une rhétorique raciste et antisémite dans leur interprétation des conflits sociaux. Certes, ils ne trouveront pas de réponse dans l’offre politique actuelle mais ils compenseront ce manque de manière virtuelle par la fréquentation de sites internet et de réseaux sociaux confortant ainsi réellement leurs préjugés et les incitant à passer l’acte.
[1] Léonie de Jonge, « The Curious Case of Belgium: Why is There no Right-Wing Populism in Wallonia ? », in Government & Opposition, 19 mai 2020, p.72
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