La situation dramatique à Gaza suscite en Belgique des réactions où l’indignation glisse vers l’amalgame et la stigmatisation. Lorsqu’un militant CD&V dénonce Israël en s’en prenant à la communauté juive orthodoxe d’Anvers, il ne défend plus la justice : il recycle des préjugés séculaires. Cette confusion entre critique politique et essentialisation d’une minorité n’a rien d’anecdotique. Elle révèle la persistance d’un antisémitisme masqué sous les atours de la solidarité.
Il arrive que des événements lointains, dont la gravité n’est contestée par personne, engendrent en Belgique des réactions qui révèlent moins notre sens de la justice que nos propres faiblesses intellectuelles et morales. Une logique d’amalgame et de stigmatisation apparaît et se manifeste ainsi dans les écrits d’un militant politique farouchement hostile à Israël, qui croit pouvoir harceler le Premier ministre belge de courriers virulents et orduriers, visant non seulement la politique de l’État d’Israël mais la communauté juive orthodoxe d’Anvers, qualifiée de « base électorale arriérée dont la plupart ne parlent pas le néerlandais et ne s’adaptent pas à nos normes et valeurs » !
Indigné par la gravité de la situation à Gaza qu’il ne semble plus supporter, Walter Nauwelaerts, membre du CD&V à Hoboken (district de la Ville d’Anvers) a envoyé environ dix courriers électroniques très virulents au Premier ministre Bart De Wever dans lesquels il lui reproche de ne pas agir suffisamment contre Israël. Pour la prendre la mesure de la colère de ce citoyen engagé dans la vie de sa commune, il convient de lire ce courrierEric Steffens, « Un membre du CD&V de Hoboken doit se présenter à la police suite à un mail virulent adressé à Bart de Wever », <em>VRT NWS</em>, le 15 septembre 2025. : « De Wever, Que tu n’aies aucun sens moral, cela fait longtemps que tout le monde l’avait compris. Votre compromis ne va pas assez loin. (Il faut une) reconnaissance immédiate de la Palestine et une rupture de tous les liens avec Israël et son gouvernement fasciste. Tu n’as pas à aller donner des explications à la communauté juive d’Anvers, à ta base électorale juive orthodoxe arriérée. Je comprends que la plupart ne parlent pas le néerlandais et ne s’adaptent pas à nos normes et valeurs, mais ils peuvent tout de même suivre l’actualité. Pourquoi ne viens-tu pas plutôt me l’expliquer à moi, pourquoi tu refuses d’agir davantage contre les assassins du gouvernement israélien ? »
Derrière l’apparente dénonciation d’un « compromis » insuffisant sur la question palestinienne se glissent des propos qui assignent collectivement les Juifs orthodoxes d’Anvers à une fonction politique bien précise : celle de soutien inconditionnel à Israël. Cette représentation est non seulement fausse, mais elle est surtout profondément essentialisante car elle enferme un groupe entier dans une identité politique supposée, ce qui constitue le mécanisme même du racisme. La « base électorale juive orthodoxe arriérée » de Bart De Wever lui dicterait sa conduite en matière de politique étrangère. En outre, ces Juifs « ne parlent pas le néerlandais » et « ne s’adaptent pas à nos normes et valeurs ». Autant de préjugés négatifs qui transforment une communauté religieuse en bouc émissaire, accusée d’avoir une influence néfaste sur la vie politique belge. Il s’agit d’un ressort classique de l’antisémitisme : la désignation des Juifs comme « étrangers » irréductibles et comme lobby occulte.
Méconnaissance crasse et violence verbale
Ce militant démocrate-chrétien flamand impose même à tout un groupe minoritaire la charge symbolique d’une guerre qu’il n’a ni voulue, ni menée, ni même commentée. On les déclare coupables de ce qu’ils sont, non de ce qu’ils font. L’histoire européenne, hélas, a fourni trop d’exemples de ce genre de stigmatisation pour que nous ne soyons pas alertés. Ces attaques révèlent aussi une méconnaissance crasse de la réalité idéologique des Juifs ultra-orthodoxes d’Anvers qu’ils insultent. Loin d’être un bloc sioniste homogène, ces communautés religieuses se caractérisent par un non-sionisme affirmé, souvent même par un antisionisme théologique. Leur rapport à l’État d’Israël est donc bien plus complexe et très différent de ce que prétend l’auteur de ce texte. Les caricaturer en partisans aveugles d’Israël n’est pas seulement une erreur factuelle, c’est une falsification qui nourrit le ressentiment. À cela s’ajoute un ton menaçant qui donne à ce courrier une dimension inquiétante. L’interpellation directe, le tutoiement agressif, les invectives répétées traduisent moins une volonté de débattre qu’une posture de confrontation et d’intimidation. Ce climat de violence verbale contribue à nourrir la peur et le sentiment d’insécurité au sein de la communauté juive, déjà régulièrement ciblée par des propos ou des actes hostiles.
Comme si nos contemporains avaient oublié que nos sociétés démocratiques se sont construites sur des principes fondamentaux : la liberté d’expression dont se prévaut l’auteur de ce courrier adressé au Premier ministre, mais aussi la protection des minorités contre l’insulte, l’humiliation et la stigmatisation. Plus personne n’oserait aujourd’hui, du moins publiquement, parler de la sorte à propos d’une minorité ethnique, religieuse ou sexuelle, sans s’exposer à une condamnation immédiate et unanime. Que cette tolérance zéro ne s’applique pas quand il s’agit des Juifs dit quelque chose d’inquiétant de la société : un antisémitisme qui se croit encore légitime, dissimulé derrière les oripeaux de la critique politique peut s’exprimer en toute impunité. Car ce citoyen indigné par Gaza bénéficie de la complaisance d’une partie des intellectuels et défenseurs autoproclamés des droits humains, prompts à se lever contre toute atteinte verbale visant une minorité – sauf lorsqu’il s’agit de Juifs. Ainsi, dans une opinion publiée dans le quotidien progressiste flamand, De Morgen, Dirk Voorhoof, professeur émérite de droit des médias et membre du Human Rights Centre de l’université de Gand défend Nauwelaerts et s’en prend surtout au Premier ministre pour son signalement auprès de la police – et non pas une plainte- suite à l’envoi de ces courriers antisémites. Sous prétexte de défendre la liberté d’expression, ils relativisent ou excusent des propos qui, appliqués à d’autres groupes, leur paraîtraient immédiatement inacceptables. Jamais ils n’auraient osé le faire si les termes employés avaient visé des musulmans, des personnes noires ou des personnes LGBTQ+. Ces deux poids, deux mesures entache la crédibilité de leur combat et trahit une indulgence inquiétante envers l’antisémitisme.
Ce courrier n’est pas seulement une charge excessive contre Israël ou De Wever. C’est une attaque dirigée contre une communauté juive spécifique, réduite à des préjuges ancestraux, dépeinte de manière hostile sur un ton de confrontation violente. En cela, il illustre tristement comment l’antisémitisme peut se dissimuler sous les habits de la critique politique, et comment certains continuent, par aveuglement ou par complaisance, à le justifier là où ils ne le toléreraient jamais pour d’autres minorités. Certains diront sûrement que l’intention n’est pas hostile aux Juifs en tant que tels, mais animée par la compassion pour les victimes d’un conflit tragique. Mais c’est là un faux alibi : on ne répare pas une injustice en commettant une autre, et l’on n’exprime pas une solidarité légitime en discriminant des citoyens innocents. Il n’y a aucune contradiction entre la critique, même sévère, d’une politique gouvernementale et la protection inconditionnelle des droits des individus qui partagent une identité religieuse ou culturelle avec cet État. La confusion entre ces deux plans est précisément ce qui distingue la critique politique légitime de la stigmatisation illégitime.
Vertu rhétorique et dogme inquisiteur
Cette affaire révèle cruellement la montée en puissance d’une manière de parler sans cesse au nom du bien, de la justice et des victimes, tout en foulant aux pieds les principes qui devraient en constituer la substance. On se dit défenseur des opprimés, mais on stigmatise une minorité locale. On invoque la morale, mais on trahit les principes de la démocratie : la non-discrimination, le respect du pluralisme, la responsabilité individuelle. En 1951, Albert Camus aurait vu dans cette vertu rhétorique une nouvelle forme de mensonge à soi-même. Il avait conscience qu’il est facile de proclamer la justice mais plus compliqué de la servir. Dans L’Homme révolté (éditions Gallimard), il dénonçait déjà cette dérive qui transforme la révolte légitime en dogme inquisiteur : quand l’indignation cesse de chercher la mesure, elle se fait prétexte à la violence ou à l’exclusion. Pour Camus, la vraie justice est sobre, sans emphase : elle se juge à ses actes, non à ses proclamations.
La guerre à Gaza, comme la politique du gouvernement Netanyahou, peut et doit être discutée avec toute la rigueur que commande un sujet tragique : critique des buts, des moyens, du droit, des conséquences. Mais rien de tout cela n’autorise, ni de près ni de loin, à dire des Juifs ce qu’on n’oserait dire de personne, en se drapant dans la toge du justicier. Substituer à l’examen des actes une condamnation par appartenance, glisser d’Israël aux Juifs, d’une coalition gouvernementale à une communauté religieuse, c’est quitter le terrain de la politique pour entrer dans celui de la stigmatisation, du racisme et de l’antisémitisme.







