Démographie et destinée

Elie Barnavi
Le Bloc-notes d'Elie Barnavi
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Dans la vie parlementaire, le passage du budget de la nation est l’acte le plus important de la législature, tellement important que, s’il n’y parvient pas, le gouvernement tombe, le parlement est automatiquement dissous et les citoyens sont appelés aux urnes.

Le mercredi 24 mai, au petit matin, le sixième gouvernement Netanyahou a brillamment réussi l’épreuve : la Knesset a voté le budget pour les exercices 2023-2024.

A l’image de ce gouvernement, et comme la « réforme » judiciaire qu’il s’est vu pour l’heure obligé de geler, le budget qu’il vient de faire voter est sans précédent dans l’histoire du pays. Seulement, à la différence de ladite réforme, dont les conséquences, si par malheur elle voyait la lumière du jour, se feraient sentir tout de suite, les effets du budget ne se manifesteront qu’en différé. Voici pourquoi.

Le budget reflète à la fois les rapports de force au sein de la coalition, ce qui est normal, et la situation désespérée d’un Premier ministre prêt à tout pour s’accrocher le plus longtemps possible au pouvoir, ce qui l’est moins. Or, ses partenaires défendent des intérêts particuliers, dont la satisfaction obère l’avenir d’Israël. Les uns, les partis des colons, prônent l’annexion de la « Judée-Samarie » et leur principal représentant au gouvernement, Bezalel Smotrich, ministre des Finances et ministre au ministère de la Défense (non, ce n’est pas une coquille) en charge précisément de la Cisjordanie, a promis de doubler le nombre de colons avant la fin de la législature. Les autres, les deux formations ultra-orthodoxes, ont pour unique souci la perpétuation de leur autonomie. Les uns et les autres aspirent à un Etat juif comme l’Etat iranien est musulman, et ne voient dans la démocratie qu’une invention grecque qui n’est bonne que pour les goyim.

Je ferai grâce aux lecteurs de Regards du détail des sommes prévues au budget au bénéfice de ces partis. Certains postes prêteraient à sourire s’il ne s’agissait pas de l’argent du contribuable et, plus grave, d’affectations à des trucs improbables qui dégagent un fort miasme réactionnaire, suprémaciste et misogyne. Il faut savoir qu’il y a un ministère des Affaires religieuses, un autre de Jérusalem et de la Tradition juive, un autre de l’Héritage juif, un autre des Missions nationales, un autre encore de la Résilience nationale, sans parler d’un Ministre délégué au cabinet du Premier ministre chargé de l’Identité nationale juive et, toujours au sein de ce cabinet, décidément fort hospitalier, d’une Autorité à l’Identité nationale juive… Cette dernière, pourvue de 285 millions de shekels, est la chose de l’unique élu d’un petit parti de l’extrême droite religieuse, dont le programme se résume à l’homophobie.

Au total, les sommes promises dans le cadre des négociations de coalition qui ont précédé la formation du gouvernement s’élèvent à près de 14 milliards de shekels, soit davantage que le budget de l’Enseignement supérieur ou des hôpitaux publics. Mais l’énormité inédite des montants n’est pas l’aspect le plus grave du budget. S’il fallait identifier le poste le plus destructeur pour l’avenir de ce pays, ce serait l’augmentation vertigineuse, le doublement en fait, du budget alloué au courant d’éducation haredi « indépendant ». Dans ces écoles qui échappent totalement au contrôle du ministère de l’Education, des générations de garçons n’apprennent ni les maths, ni les sciences, ni l’anglais, ni rien qui leur permette d’entrer un jour sur un marché du travail fondé sur la connaissance. Des générations de garçons condamnés à une vie d’ignorance et de pauvreté.

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Il faut bien comprendre où nous allons ainsi, les yeux ouverts. Selon une projection récente, d’ici quinze ans les partis ultra-orthodoxes détiendront un quart des sièges à la Knesset, peut-être davantage, ce qui en fera le bloc parlementaire le plus puissant. A en croire mon collègue de l’Université de Tel-Aviv, l’économiste Dan Ben-David, près de la moitié des enfants d’Israël nés en 2065 seront ultra-orthodoxes. Ces chiffres sont sans appel : loin d’être la fière start-up nation qu’il est aujourd’hui, Israël marchera à reculons vers une économie du tiers monde. Une manière comme une autre de s’intégrer dans la région. Et nous n’avons encore rien dit de l’exode, déjà bien entamé, de ceux et elles qui ont fait le miracle israélien et qui n’ont aucune envie de vivre dans une société pauvre et rétrograde. La démographie n’est pas le destin, dit-on. Mais il arrive qu’elle y ressemble furieusement.

Le plus singulier dans cette chronique d’une catastrophe annoncée est qu’elle est de notre propre invention. Contrairement au mythe, le mode de vie des haredim israéliens n’a rien à voir avec la « tradition ». Jamais en Diaspora des cohortes de dizaines de milliers de jeunes ne se sont adonnés à l’étude exclusive de la Torah. Les communautés entretenaient une poignée de yiloui’m (prodiges) qui perpétuaient la tradition de l’étude ; les autres travaillaient pour subvenir aux besoins de leur famille. Il en va toujours ainsi dans les communautés ultra-orthodoxes de la Diaspora, à New York, Londres ou Anvers. Ironiquement, c’est l’Etat juif souverain, fondé sur la renaissance du peuple sur sa terre et le double impératif de l’autodéfense et du travail productif, qui a permis cette anomalie. Il est en train de découvrir, dans la douleur, que cette anomalie historique n’est simplement pas soutenable.

On dira, bon, on sera plus pauvre, la belle affaire. Le problème est que la pauvreté est une dame qui aime la compagnie. Derrière elle se glissent l’extrémisme, le fondamentalisme religieux, le racisme. Toutes les études d’opinion montrent que ces joyeusetés fleurissent au sein des deux segments de la population dont les représentants sont choyés par la coalition au pouvoir : les colons et les haredim.

Le jeudi 18 mai on a encore eu une manifestation éclatante lors de la Journée de Jérusalem qui célèbre sa « réunification » lors de la guerre des Six-Jours. Ce jour-là, comme tous les ans, une « marche des drapeaux », ou « danse des drapeaux » s’est déroulée à travers la ville trois fois sainte, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, ces derniers se faisant un point d’honneur de passer par les ruelles du Quartier musulman de la Vieille Ville. Ils étaient des dizaines de milliers, presque tous des jeunes du courant sioniste-religieux, beaucoup descendus des collines de Cisjordanie. Et, comme tous les ans, les Arabes ont eu droit aux ratonnades et hurlements habituels de « Mort aux Arabes », « Que ton village brûle », « Venge-moi d’un coup pour mes deux yeux » – ce dernier slogan, charmante reprise de la complainte de Samson au temple des Philistins, devenu une sorte d’hymne des marcheurs. Un mot de condamnation de la part des rabbins, des ministres, du premier ministre ? Faut pas rêver…

Une fois l’étape du budget franchie, Netanyahou nous promet de s’atteler derechef à sa « réforme » judiciaire. Il aimerait, bien sûr, qu’elle se fasse par consensus, et de laborieuses négociations se déroulent depuis des semaines entre représentants de la coalition et de l’opposition à la résidence du président de l’Etat et sous son autorité. Il y a peu de chances qu’elles aboutissent, tellement le fossé est profond entre les positions des uns et des autres. L’idée même de « compromis » est d’ailleurs absurde ; quel compromis imaginer sur l’indépendance de la justice ? Le Premier ministre lui-même ne demanderait pas mieux que mettre toute cette affaire derrière lui, elle qui lui a déjà causé assez d’ennuis, dans le pays comme à l’étranger. Mais il n’est plus seul maître à bord, ni ses partenaires ni sa « base » ne sont près à laisser la justice tranquille. Les ultra-orthodoxes, qui tiennent à l’exemption de leurs jeunes du service militaire comme à la prunelle de leurs yeux, veulent empêcher la Haute Cour de Justice de s’en mêler sous prétexte d’égalité des droits et des devoirs des citoyens. Les sionistes religieux entendent avoir les coudées franches dans leur vaste dessein de colonisation de la Terre d’Israël et trouvent que le peu que les juges ont y à dire, c’est déjà trop. Le « bibiste » de base, gonflé à bloc par une propagande démente, abhorre les « élites », au premier chef les juges, et veut qu’ils mordent la poussière. Comment l’apprenti sorcier fera-t-il pour apaiser les flots qu’il a imprudemment libérés ? D’autant que, en face, les manifestations se poursuivent sans relâche. Comparé à ce qui l’attend sur ce front, le budget lui semblera une promenade de plaisir.

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël