L’intrigue de votre livre repose sur un secret à peine croyable, un échange d’un genre un peu spécial dans la Roumanie communiste…
SONIA DEVILLERS C’est le secret le mieux gardé du régime. À la fin des années 1950, la Roumanie veut moderniser à tout prix son agriculture et intensifier son élevage. Il lui faut s’équiper en machines agricoles et se procurer du bétail en masse. Seulement, les caisses sont vides. Le pays n’a pas d’argent pour acheter à l’étranger ce qui lui manque. L’idée nait alors d’échanger les Juifs désireux de s’exiler contre des cochons, des vaches, des poulets, des moutons… C’est ainsi que toute ma famille maternelle a pu quitter la Roumanie en 1961 : troquée contre des porcs ! Il a fallu attendre l’ouverture des archives de la police politique, la redoutable Securitate, pour découvrir ces invraisemblables livres de compte mettant en regard le nombre de juifs exportés contre le nombre de bestiaux importés.
À l’instar de nombreux Juifs originaires des pays communistes, le lien avec la religion semblait anecdotique. Diriez-vous qu’il s’agissait d’un tabou ou d’un non-sujet dans votre famille ?
S.D. Après la guerre, les communistes ont fait table rase des identités religieuses, ce qui convenait parfaitement à mes grands-parents. Eux ne se sentaient pas juifs, ils se fichaient de cet héritage. Mais comment y échapper dans une Roumanie promulguant des lois raciales, théâtre d’effroyables pogroms et alliée des nazis ? À la Libération, mes grands-parents ont adhéré au Parti, décidés à bâtir un monde nouveau, débarrassé de la haine antisémite. Ils ont donc changé de nom, persuadés qu’une nouvelle histoire était en train de s’écrire. Ce faisant, ils ont mis un couvercle sur leur passé, exactement comme les communistes ont effacé les traces de la Shoah en Roumanie. C’est ce double silence, politique et familial, que je tente de dénouer dans mon livre.
À l’image de Schindler de sa fameuse liste, l’enquête que vous menez au fil des pages interroge sur l’identité du « passeur » en charge de négocier le troc des juifs contre des cochons. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
S.D. Henry Jacober était maquignon, spécialisé dans l’import-export de bétail. Il menait une vie prospère à Londres et connaissait mieux que personne les besoins et le cynisme du régime roumain. Il s’y rendait régulièrement et donnait ses rendez-vous dans un grand hôtel de Bucarest. Lorsqu’il a commencé à faire sortir des Juifs de ce pays fermé à double tour, son nom a rapidement circulé parmi la diaspora. Les demandes affluèrent de toutes parts. Jacober exigeait de grosses sommes d’argent qui lui servaient à acheter les animaux d’élevage et à verser des pots de vin. Les services secrets israéliens le décrivent comme un businessman prospère d’un opportunisme écœurant. Il a dû s’en mettre plein les poches. Néanmoins, les témoins affirment qu’il a toujours été réglo et tant de familles lui doivent la liberté. Aussi suis-je prête à admettre toute la complexité de ces agents de l’ombre, mais je n’irai pas jusqu’à le comparer à un « juste » comme Schindler.
En bref
Longtemps, cette histoire-là fut ignorée. Inconcevable autant qu’extraordinaire, elle raconte comment, au cœur de l’Europe, quelques années à peine après la Shoah, un troc d’un genre hallucinant s’est organisé, visant à échanger des Juifs roumains contre des cochons puis des dollars. Comme si ces derniers n’étaient que des marchandises, des biens monnayables et exportables. Cette histoire-là, douloureuse et juchée de non-dits, est celle de la famille maternelle de Sonia Devillers. Née en France, la journaliste a voulu poser des mots sur une épopée intime qu’elle n’imaginait pas si nébuleuse. « J’ai voulu retourner de l’autre côté du rideau de fer, explique-t-elle. Comprendre qui nous étions, reconstituer les souvenirs d’une dynastie prestigieuse, la féroce déchéance de membres influents du Parti, le rôle d’un obscur passeur, les brûlures d’un exil forcé. Combler les blancs laissés par mes grands-parents et par un pays tout entier face à son passé ». En résulte un essai littéraire qui pose, au-delà de la trajectoire familiale, l’épineuse question de l’identité juive : celle que l’on cherche à effacer, celle que l’on désirerait invisible et qui demeure pourtant si prégnante, qu’elle bouleverse les destins, les trajectoires et ne cesse de conduire sur les routes de l’exil. A n’en pas douter, il faut lire Sonia Devillers, sa quête et ses questionnements. Voilà un livre marquant de cette rentrée littéraire.