L’historien polonais Jan Grabowski a publié une importante étude sur les distorsions de l’histoire de la Shoah en Pologne visant à minimiser, omettre, voire nier certains faits historiques ; notamment ceux qui remettent en question l’image d’une Pologne victime, martyre et héroïque, peuplée de Justes ayant sauvé les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans son étude récente « Whitewash : Poland and the Jews », publiée par The Jewish Quarterly, l’historien polonais Jan Grabowski dénonce une distorsion systémique de la Shoah dans la politique mémorielle polonaise, qui blanchit l’histoire nationale au nom de la lutte contre « l’antipolonisme », assimilé au négationnisme de la Shoah (une équivalence approuvée par le gouvernement Netanyahou !). Professeur à l’Université d’Ottawa, ses livres sur la Shoah – Je le connais c’est un juif (Éditions Calmann-Lévy, 2008), Hunt for the Jews (2013), Night Without End (2022) et On Duty (2024), font scandale dans son pays natal, où cet historien polonais et juif a été la cible d’attaques personnelles et juridiques.
Whitewash décrit les rouages d’une stratégie de « distorsion de la Shoah », qui ne se limite pas aux ultra-nationalistes, en s’inscrivant au cœur des politiques étatiques, en particulier sous la houlette du parti Droit et Justice (PiS), utilisant les ressources de l’État pour promouvoir une mythologie nationale, rejetant sur l’Allemagne nazie l’entière responsabilité de l’anéantissement des Juifs en Pologne. L’intense débat national suscité en 2000 par le livre Les Voisins de Jan Gross, sur le massacre des Juifs de Jedwabne par leurs voisins polonais en juillet 1941, provoqua une forte réaction nationaliste, marquée par l’élection du président Lech Kaczynski en 2005 et l’arrivée au pouvoir de son parti Droit et Justice (PiS), décidés à imposer une vision immaculée du rôle de la Pologne dans la Seconde Guerre mondiale et à faire taire les critiques.
On sait l’émoi de la communauté internationale des historiens lorsque le Parlement polonais a adopté la loi de 2018 sur l’Holocauste criminalisant toute mention de complicité polonaise dans les crimes nazis. Whitewash résume le combat judiciaire que Jan Grabowski a mené contre une coalition d’organisations d’extrême droite et d’instances officielles, acharnée à discréditer et pénaliser ses travaux et ceux de sa collègue Barbara Engelking, alors qu’ils venaient de co-éditer Dalej jest noc, [« Nuit sans fin »], un ouvrage collectif de plus de 1.700 pages, documentant le sort des Juifs en Pologne occupée, dont le rôle de Polonais dans leur éradication. Accusés de « diffamation », les deux historiens furent jugés et condamnés. Une longue action judiciaire aboutit au non-lieu, mais comme le souligne Grabowski, la loi et ce procès ont créé un climat glaçant, décourageant les chercheurs.
« Antipoloniste »
Grabowski désigne deux institutions-clés dans la production et la diffusion du mythe d’une Pologne martyre et innocente durant la Seconde Guerre mondiale : l’Institut de la Mémoire Nationale (IPN) et l’Institut Pilecki. Créé pour documenter les crimes contre la nation polonaise, l’IPN, sous contrôle du PiS depuis 2005, doté d’un personnel et d’un budget énormes, tient le premier rôle dans la glorification des héros polonais et la traque de tout chercheur « antipoloniste ». De même, l’Institut Pilecki, fondé en 2017, renforce l’image immaculée de la Pologne par des publications, des prix académiques et l’érection de monuments, visant à « poloniser » des lieux de mémoire de la Shoah. Exemple emblématique : en gare de Treblinka, le gouvernement polonais inaugure en 2021 un monument honorant un cheminot tué par les Allemands parce qu’il offrait de l’eau aux Juifs d’un convoi. Grabowski note l’absence de preuve historique de cet acte héroïque. Les archives montrent plutôt que les cheminots vendaient l’eau à des prix exorbitants aux déportés allant à la mort. La distinction entre Treblinka II, centre d’extermination de 900.000 Juifs, et Treblinka I, camp de travail, où périrent 10.000 Juifs et lieu d’exécutions de quelque 300 Polonais, à présent honorés par des croix, est brouillée, afin d’amalgamer les souffrances polonaises et juives. Les initiatives de l’Institut Pilecki procèdent au même amalgame entre Auschwitz I, un camp de concentration, et Auschwitz II-Birkenau, le centre d’extermination des Juifs et des Roms, présentant Auschwitz comme le haut-lieu de mémoire de l’extermination des Juifs et des Polonais par les nazis.
Grabowski dénonce l’instrumentalisation des Polonais reconnus Justes parmi les Nations par Yad Vashem. Certes, la Pologne compte le plus grand nombre de Justes, mais ces chiffres sont mobilisés pour magnifier l’héroïsme polonais. De nombreux « sauveurs de Juifs » étaient motivés par des intérêts personnels, au contraire de la famille Ulma du village de Markowa, dans le Sud-Est de la Pologne, qui cachait deux familles juives. Dénoncés par un voisin, ils furent tous tués par les Allemands. Le musée de la famille Ulma, ouvert à Markowa en 2016, honore ces Justes et tous les autres polonais « sauveurs de Juifs ». L’héroïsme de Józef et Wiktoria Ulma et de leurs sept enfants, béatifiés en 2023, est une exception, souligne Grabowski : ces Justes sont instrumentalisés et banalisés pour occulter l’assassinat des Juifs, à Markowa, victimes de leurs concitoyens polonais.
Gardienne des lieux de mémoire de la Shoah, la Pologne ne cesse d’y renforcer un récit glorifiant les Polonais, victimes au même titre que les Juifs. Dès l’après-guerre, les autorités communistes augmentent artificiellement le nombre de victimes polonaises pour le faire correspondre à celui des Juifs : trois millions chacun ! Ces manipulations historiques ne cessent d’impacter l’opinion publique. Dans un sondage de 2021, 71 % des Polonais interrogés jugent que leur peuple a souffert autant, voire plus, que les Juifs dans la Seconde Guerre mondiale et 84 % croient que leurs ancêtres ont largement aidé les Juifs. Et pourtant, des trois millions de Juifs habitant la Pologne en 1939, moins de 50.000 y survivent à l’occupation. Leur taux de survie d’environ 1 % dans les campagnes contraste avec l’image des paysans polonais solidaires des Juifs persécutés, inventée déjà par l’État communiste[1]. Grabowski évoque aussi l’impact international de ces distorsions de la mémoire de la Shoah, par le biais d’articles de Wikipédia, manipulés par des cliques d’éditeurs qui valorisent l’aide aux Juifs, ou par de nombreuses publications et conférences internationales, bénéficiant du soutien financier de l’État. Pour une approche honnête de son histoire, la société polonaise doit honorer ses Justes, mais reconnaître aussi les complicités locales dans les crimes nazis, affirme l’historien.
[1] Adam Berenstein et Adam Rutkowski, Aide aux Juifs en Pologne 1939-1945, Éditions Polonia, Varsovie, 1963