Etats-Unis-Israël : une “Relation spéciale” en pleine mutation

Frédérique Schillo
La crise entre l’Administration Biden et le gouvernement Netanyahou, plus qu’une énième querelle partisane, témoigne de l’évolution de la "Special ­Relationship" israélo-américaine sur fond de repositionnement stratégique global et à moment où la judaïcité américaine s’éloigne elle-même d’Israël.
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Dans le monde très feutré de la diplomatie où chaque geste est pensé, chaque mot soigneusement pesé, un indice permet de mesurer la gravité d’une crise : la convocation de l’ambassadeur, premier grade dans l’échelle des sanctions avant son renvoi et la rupture des relations diplomatiques. C’est arrivé le 21 mars dernier quand l’ambassadeur Mike Herzog, frère du président israélien, a été convoqué par le Département d’Etat. Pareille sanction n’était arrivée qu’une seule fois aux Etats-Unis depuis la guerre du Kippour, il y a 13 ans presque jour pour jour, après que le Premier ministre – Benjamin Netanyahou déjà – avait annoncé la reprise de la colonisation à Jérusalem-Est en pleine visite du vice-président américain de l’époque… un certain Joe Biden.

Comme un air de déjà vu, la colonisation est à nouveau la pomme de discorde entre les deux hommes. Précisément, l’adoption par la Knesset d’une loi ouvrant la voie à la reconstruction de quatre colonies du nord de la Cisjordanie évacuées en 2005 a provoqué l’ire du président américain. Sous pression des progressistes du parti Démocrate, Biden se devait de réagir. D’autant que cette « provocation » fait suite à d’autres, entre le coup de force de Netanyahou contre la Cour suprême, la montée du ministre de la Sécurité Itamar Ben Gvir sur le mont du Temple ou la sortie du ministre des Finances Bezalel Smotrich contre la ville arabe de Huwara, récent lieu d’une ratonnade, qu’il faudrait « raser ». Face au tollé, ce dernier a dû revenir sur ses propos afin d’obtenir un visa pour les Etats-Unis, où sa visite a été largement boudée. Quant à l’invitation de Netanyahou à la Maison blanche, elle n’est toujours pas prévue, indique Biden. « Comme beaucoup de fervents partisans d’Israël, je suis très inquiet », a-t-il déclaré. Israël « ne peut pas continuer sur cette voie ».

Crise de confiance

A Jérusalem, on feint de n’y voir qu’un léger désaccord. Mais Netanyahou a beau rappeler sa relation de plus de 40 ans avec Biden et assurer que l’alliance entre leurs deux pays est « incassable », la confiance est rompue. A vrai dire, y-a-t-il encore un dirigeant qui croie le Premier ministre israélien ? L’échange qui avait filtré entre Sarkozy et Obama en marge du G20 en 2011 laisse peu de doute sur la réponse. « Je ne peux plus le voir, c’est un menteur ! », lâchait le président français à un Obama désabusé : « Tu en as marre de lui, mais moi, je dois traiter avec lui tous les jours ! ».

Depuis, ce qui n’était qu’une indiscrétion est devenu une évidence pour tous. « On ne peut pas faire confiance à Netanyahou », a titré l’influent journaliste Thomas Friedman dans le New York Times. Bibi est dépeint comme « un acteur irrationnel » déterminé à passer sa réforme judiciaire quitte à déchirer la société, casser l’économie et menacer la sécurité d’Israël. En témoigne son attitude avec le ministre de la Défense Yoav Galant : limogé subitement pour avoir appelé au gel de la réforme en relayant les craintes de Tsahal sur une « menace immédiate », il est apparu deux semaines plus tard à ses côtés, sans explication, quand Tsahal a dû riposter à des roquettes du Hamas tirées depuis le Liban pendant Pessah. Entre temps, Netanyahou a gelé la réforme, sans réussir à stopper les manifestations monstres de ses opposants. Les Israéliens non plus n’accordent plus de valeur aux paroles du Premier ministre.

Autre décision déconcertante, pour remplacer le Consul général de New York, qui a démissionné en protestation contre la réforme, Netanyahou vient d’en choisir une fervente avocate, la députée Likoud May Golan. Venue de l’extrême-droite, celle qui s’enorgueillit d’être « une fière raciste » et « la mère du politiquement incorrect » est une annexionniste dans l’âme. Sa nomination choque outre-Atlantique, mais elle reflète bien le nouveau visage d’Israël.

Une relation en quête de sens

Plus de 90 parlementaires démocrates ont exhorté Biden à faire pression sur Netanyahou pour qu’il ne porte pas davantage atteinte à la démocratie israélienne. Parmi eux, la sénatrice Jacky Rosen, coprésidente du groupe des Accords d’Abraham, qui refuse de rencontrer Ben Gvir et Smotrich.

Réduire la crise actuelle à une querelle avec les Démocrates comme est tenté de le faire le gouvernement israélien n’y changera rien. D’abord parce que Biden pourrait se représenter pour un second mandat et ­l’emporter l’an prochain. Ensuite parce qu’il faut bien composer avec la première communauté juive de ­Diaspora, massivement démocrate [voir encadré]. Enfin parce que le fossé idéologique entre les deux nations est bien plus profond.

Farouchement attachés aux libertés et à l’Etat de droit, encore choqués par l’assaut du Capitole en 2021, beaucoup d’Américains s’interrogent sur le sens à donner à la Special Relationship si Israël, gouverné par une clique de populistes ultranationalistes, de religieux messianiques et de suprémacistes juifs, s’engage sur la voie illibérale. Ils connaissent trop bien les risques d’une politisation de la Justice avec leurs propres batailles autour de la Cour suprême. Ils ont assez étudié les dangers du kahanisme pour inscrire eux-mêmes en 1994 le parti Kach sur la liste des organisations terroristes. Et ils continuent de subir les ravages du suprémacisme blanc, qui s’attaque aux Noirs comme aux Juifs. Chacun garde en mémoire l’attentat contre la synagogue Tree of Life de Pittsburgh en 2018, où 11 Juifs ont été tués.

Une alliance vitale pour Israël

Plus largement, la relation avec Israël soulève des questions au moment où les Américains opèrent un basculement stratégique, délaissant le théâtre moyen-oriental pour se focaliser sur la rivalité avec Pékin. Un retrait qui a déjà pour effet de rapprocher l’Arabie saoudite et l’Iran. Or, dans la nouvelle logique d’affrontement des blocs, l’allié israélien apparaît bien peu zélé, trop soucieux de conserver de bonnes relations commerciales avec la Chine et de ne pas froisser les Russes, présents en Syrie. Washington a dû peser de tout son poids pour qu’Israël accepte enfin de livrer un système anti-drones à Kiev. Qu’adviendra-t-il avec un régime illibéral ? Les Etats-Unis conditionneront-ils leur aide comme l’exige l’aile dure du parti démocrate ?

Avec une aide américaine de près de quatre milliards de dollars par an (158 milliards depuis 1948), quantité d’échanges de renseignement et d’exercices conjoints, une force aérienne basée sur des systèmes américains et des projets en commun comme le laser Magen-Or, appelé à détrôner le Dôme de fer, difficile pour Israël de se passer de l’oncle Sam. Sans compter que Washington, indispensable soutien à l’ONU, est incontournable sur deux dossiers jugés prioritaires par Netanyahou : la lutte contre le programme nucléaire iranien et l’élargissement des Accords d’Abraham. De quoi faire sienne la déclaration récente du porte-parole de Tsahal : « rien ne peut remplacer une véritable amitié et une relation spéciale » avec les Américains.

L’abandon des Juifs américains

 Première communauté de Diaspora avec près de sept millions de membres, soit presqu’autant que de Juifs israéliens, la judaïcité américaine est à un tournant. Un sondage Gallup du 16 mars révèle que pour la première fois, cette communauté largement réformiste et aux trois quarts démocrate est en train d’abandonner son soutien à Israël. Après une décennie à exprimer une sympathie croissante pour la cause palestinienne, les Juifs démocrates s’identifient désormais davantage aux Palestiniens qu’à l’Etat juif (49% contre 38%). Un basculement qui devrait encore s’aggraver face aux projets du gouvernement Netanyahou comme en témoigne la mobilisation sans précédent de la communauté américaine contre la réforme judiciaire.

Mais les pétitions, lettres ouvertes et autres tribunes n’émeuvent pas Jérusalem. « Netanyahou et ses alliés ont renoncé aux Juifs américains » a lancé sur CNN Logan Bayroff, vice-président de J Street. Un abandon théorisé par Ron Dermer, le ministre des Affaires stratégiques surnommé « le cerveau de Bibi » qui a expliqué lors d’une conférence en 2021 qu’Israël devrait plutôt concentrer ses efforts sur les chrétiens évangéliques.

En visite à New-York mi-avril, Yaïr Lapid a au contraire exhorté les représentants des Fédérations juives d’Amérique « à ne pas abandonner la relation avec Israël » à cause du gouvernement Netanyahou : « si les gouvernements sont temporaires, l’Etat d’Israël, lui, est là pour de bon et le lien entre Israël et les Etats-Unis est plus important et plus stratégique que jamais ».

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Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris