Peintre et graveur, passionné de littérature et d’écriture, Frédéric Dambreville a longtemps été éducateur dans un quartier difficile du nord-est parisien. Ce travail inspire ses créations picturales, le sensibilise à l’enfance, à l’exclusion, au racisme. Installé à Bruxelles en 2009, une inscription énigmatique sur la cheminée de son appartement, 10 rue Fauchille, à Woluwe-Saint-Pierre, l’incite à explorer l’histoire de son nouveau logis. Il découvre qu’il occupe le rez-de-chaussée de l’ancien pensionnat Gatti de Gamond, où s’est déroulé une rafle d’enfants juifs le 12 juin 1943. Transportés à la caserne Dossin de Malines, ces enfants cachés sont déportés à Auschwitz le 31 juillet par le transport XXI. Frédéric habite sur la scène d’un crime, un « lieu sans ruines », sans traces de la tragédie. L’artiste sent pourtant la permanence de la mémoire des disparus, invisible et impalpable, dans ce « lieu traumatisé ». Ces victimes sont tombées dans l’anonymat, l’anéantissement mémoriel doublant leur mise à mort par les nazis.
Bouleversé par l’histoire de cette rafle, « hanté » par les fantômes de ces enfants assassinés dont il veut retrouver les voix, Frédéric se lance dans une enquête de longue haleine et dont le livre nous rapporte avec minutie toutes les étapes. Emblématique de la guerre aux enfants juifs menée par les nazis, cette rafle est peu documentée. Combien d’enfants sont-ils raflés ? Qui sont les survivants ? Les témoignages d’Hélène Gancarska, seule survivante connue des enfants cachés au pensionnat, tout comme les récits d’Andrée Geulen, courrière du Comité de Défense des Juifs (CDJ) et présente sur les lieux lors de la rafle, n’élucident pas ces questions. Se fondant sur le témoignage inédit de Bernard Lipstadt, enfant raflé qui parvient ensuite à s’échapper de la caserne Dossin, Frédéric Dambreville rencontre de nouveaux témoins, questionne les archives et les historiens. Peu à peu, il parvient à identifier les victimes et à retrouver leur histoire. Il découvre que le pensionnat a abrité l’état-major de la Légion Belge, mouvement clandestin devenu ensuite l’Armée Secrète, une des principales organisations de résistance armée à l’occupant. La directrice du pensionnat, Odile Henri et son époux Rémy Ovart, tous deux morts en déportation, sont des résistants de la première heure. Ils ont caché des aviateurs alliés. Dans son enquête, Frédéric Dambreville touche à des sujets douloureux telle la reconnaissance de statut après-guerre : les survivants d’Auschwitz doivent être belge ou prouver une « activité patriotique » pour obtenir un statut. Il s’acharne à identifier les victimes et retracer leurs parcours de vie. Son écriture très personnelle exprime ses émotions tout au long de l’enquête, par exemple face à l’image de Rachel Tomar qu’il découvre au Mémorial de Malines, photographie de rue d’une petite juive à l’étoile dont le sourire radieux lui évoque Anne Frank, « sa sœur de souffrance ». Au cœur même du désespoir, Rachel conserve cette « grâce » qui la pousse, durant la rafle, à résister aux allemands. Elle périt à Auschwitz, comme toute la famille Tomar, déportée de Malines en 1942-1943.
De la destruction à la restitution
Retrouvés aux archives de la Police des Étrangers, ou au Service des Victimes de la Guerre, fiches, dossiers, rapports, etc. livrent peu à peu leurs secrets au chercheur. « Et c’est pratiquement tout ce qui subsiste de ces vies, morceaux de bureaucratie enfouis dans des boîtes qu’il faut tenter de transformer, ressusciter en langage vivant ». Frédéric suit ses intuitions. Historien « ignorant », il redonne peu à peu vie aux enfants disparus et à leurs familles, tout comme aux adultes arrêtés le 12 juin 43. Il retrouve aussi les enfants externes. Il recherche aussi les traces des bourreaux de la section juive IVB3 de la Sipo-SD de Bruxelles qui organisent la rafle et incrimine le général von Falkenhausen, gouverneur de la Belgique et du Nord de la France, un « criminel de cour », jugé en Belgique et condamné en 1951, mais aussitôt libéré sans devoir rendre compte de son implication dans la déportation des Juifs.
Comme le note Jean-Yves Potel[1], identifiant un à un les fantômes des disparus, Dambreville reconstitue ce moment emblématique de la guerre aux enfants juifs. Il parvient à transformer une histoire de destruction en histoire de restitution. Il arrache à l’oubli les traces de vie, de tendresse et d’amour qu’on a laissé ces enfants, qui toujours en alerte, s’amusaient et vivaient malgré tout, résistant ainsi à la fureur nazie. Très soucieux du côté artistique de son livre, Frédéric cite volontiers les auteurs qui l’inspirent : Balzac, Proust, Primo Levi, Chalamov… des écrivains de policiers comme Charles Williams ou Chandler… et la littérature yiddish qu’il découvre grâce à Rachel Ertel. Il aime peindre des paysages, des ronces, des aubépines… associer peinture et écriture. Il a le goût de l’archive, qu’il exerce d’abord pendant plusieurs années sur son histoire familiale, mais sans pour autant chercher à publier ses écrits sur cette recherche intime.
« Excellent guide à la méthodologie de l’historien »
Protagoniste du récit de Frédéric Dambreville, qui fait souvent appel à son expertise, Laurence Schram, historienne et chercheuse au musée Kazerne Dossin, est très élogieuse à propos
du livre de l’artiste devenu historien : « Frédéric est allé au charbon ! Il a voulu trouver la vérité et a sonné à toutes les portes ! On dit que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires et de même je pense qu’il ne faut pas laisser l’histoire aux seuls historiens ! Il part de son vécu, de son expérience, de son ressenti pour redonner vie aux enfants. Il a mis toute son âme, tout son cœur, dans sa recherche. De plus, il nous décrit son parcours du combattant et son livre est un excellent guide à la méthodologie de l’historien ! Le grand public y découvrira une histoire d’enfants très émouvante mais c’est aussi un livre de référence pour les historiens ». Fils de Greta Katz, une des survivantes de la rafle, cousine germaine de Rachel Tomar, Dan Kotek caractérise Frédéric Dambreville comme un artiste « assez véhément » : « Il part de rien et ne veut pas lâcher prise. Appelé par sa curiosité, il se lance à la recherche d’une histoire aux accents de légende, enfouie sous la poussière. Des fantômes prennent peu à peu vie sous sa plume ! Il mène une enquête incroyable, allant jusqu’au bout, ne lâchant pas le moindre détail, totalement investi dans sa recherche ! Homme de devoir, en quête permanente de vérité, il a réalisé un travail d’historien accompli. Son livre est aussi une œuvre d’artiste qui saisit la vérité des choses et que son goût de la littérature incite à travailler son écriture. Il faut avoir du cran pour raconter sa vie par le menu détail et formuler toutes les hypothèses comme il le fait ! C’est à ce prix-là qu’il fait un grand livre, qui se lit comme un roman mais est aussi un ouvrage scientifique, pédagogique, destiné aux historiens. Et puis, c’est une histoire fantastique, qu’il nous relate avec art, à la première personne, comme s’il était pris sous le sortilège de cette maison qu’il habite et dont il reconstitue l’histoire bribe par bribe, retrouvant le nom de chaque victime. Je suis fort ému lorsque je pense à tous ceux qu’il tire des limbes et qui sous sa plume reprennent vie ! Ma maman habitait square Montgomery, proche du pensionnat où elle était cachée avec Rachel Tomar. Elle lui était très attachée et incapable de parler d’elle sans fondre en larmes. Elle voyait souvent d’autres survivants de la rafle, mais ils n’en parlaient jamais ».
[1] Jean-Yves Potel, « Le temps des rafles » in En attendant Nadeau, 15 juillet 2022: https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/07/15/temps-rafle-joly-dambreville/