Regards n°1115

George Soros, cet obscur objet du complot

Cauchemar de l’ultra-droite, cible des conspirationnistes et obsession des antisémites du monde entier, le créateur de l’Open-Society Foundation n’en finit plus de susciter la controverse en dépit de son engagement philanthropique.

Ce n’est un secret pour personne, Michel Onfray s’est tellement radicalisé qu’il a fini par devenir une icône adulée par les militants d’extrême-droite. Dans sa revue Front Populaire, conçue pour être un lieu d’expression souverainiste, le philosophe amer laisse libre aux champs aux pires délires de son camp. En témoigne, un article publié en 2020, à propos du « Soft power mondial de George Soros ». Co-signé par deux Olivier Laurent et Vincent Barbé, tous deux experts en géopolitique et anciens officiers du renseignement, la teneur du papier laisse libre court au fantasme du grand complot : « S’il est un homme qui incarne mieux qu’aucun autre la connivence de l’État profond, de la gouvernance mondiale et des grands intérêts financiers, c’est bien George Soros, lit-on. (…) Ce financier sans scrupule n’en est pas moins un « philanthrope » qui investit des sommes colossales pour défendre ses idées politiques : ouverture tous azimuts des frontières, libération des mœurs, primauté des droits individuels sur les devoirs collectifs, etc. »

Voilà Soros présenté en surpuissant déstabilisateur, accusé d’encourager l’immigration massive et de manipuler les opinions publiques par la double tenaille de sa fortune et de son réseau tentaculaire… Obsédant la complosphère, fascinant la droite conservatrice – Fox News le présente comme « marionnettiste en chef » tandis que CNews relaie sans vergogne critiques et fake-news à son égard – le nom Soros est devenu synonyme de manipulation à grande échelle. Né en 1930 de parents juifs hongrois, George Soros, de son vrai nom György Schwartz, grandit entouré d’une population juive cosmopolite, peu croyante et largement assimilée. Il est élevé dans un milieu qu’il qualifie lui-même de « bourgeois mais non conventionnel » où les idées priment sur l’argent. Le jeune homme a 14 ans lorsque l’Allemagne nazie envahit la Hongrie. Débute alors un moment peu commun, comme l’explique l’universitaire Peter Brown, dans un article publié en 2019 dans la revue Hermès : « Le cas de la famille Soros défie le stéréotype du Juif hongrois transporté vers les camps, ainsi que son revers budapestois, confiné dans un ghetto. George Soros circule dans la société, mais en se faisant passer pour le filleul d’un haut fonctionnaire dont l’une des fonctions était d’inventorier et de confisquer les biens des juifs. Histoire un peu à la Modiano – autre stéréotype atypique –, à ceci près qu’il s’agirait de fausses apparences plus que de vraies ambiguïtés. » Tivadar, son père, philologue spécialiste de l’esperanto et homme d’affaires, expliquera dans un livre intitulé Mascarade, comment il fabriquait de faux papiers d’identité pour sa famille et d’autres Juifs pendant la période de l’occupation allemande. « Aux ‘‘clients’’ riches, il demandait jusqu’au maximum de ce que le marché pouvait supporter ; aux désespérés pauvres, il ne demandait rien », détaille Brown. Et le père, pétri de rhétorique juive, d’écrire : « Je me sentais juste un peu responsable de tout le monde. »

Le casse de la Banque d’Angleterre

Après-guerre, lorsque la Hongrie passe dans le camp communiste, le jeune Soros choisit la route de l’exil. A 17 ans, il s’inscrit à la London School of Economics (LSE), où il fait la connaissance de Karl Popper, qui deviendra bientôt un maitre à penser. En dépit de leur différence d’âge, les deux hommes se comprennent : issu l’un comme l’autre de la Mitteleuropa, ils sont d’ascendance juive et ne jurent que par les bienfaits du libéralisme. Une fois diplômé, c’est ensuite vers les Etats-Unis et plus spécifiquement Wall Street que se dirige Soros.

Une affiche de propagande gouvernementale anti Soros : « Concernant le plan Soros, ne le laissons pas sans dire un mot ». ©Shutterstock

D’abord analyste financier, c’est en qualité de gestionnaire de fonds d’investissement qu’il bâtira sa fortune personnelle. Il faut cependant attendre les années 1990 pour qu’il gagne sa (mauvaise) réputation… En 1992, le golden boy naturalisé américain spécule sur la Livre sterling à Londres et fait dévisser la devise. La stupeur gagne toute l’Angleterre qui assimile le coup à un hold-up. « Il gagne en une nuit un milliard de dollars et contraint la banque d’Angleterre à sortir du système monétaire européen (SME) » explique Elise Lambert, journaliste à France Télévisions. Devenu milliardaire, Soros ne cache plus son ambition : « Influencer l’histoire. Dès l’enfance, j’ai eu des fantasmes messianiques assez puissants (…) Avec l’âge, j’ai voulu leur laisser libre cours, autant que je pouvais me le permettre » écrit-il dans son livre Underwriting Democracy.

Se forme alors l’image qui colle aujourd’hui encore à George Soros : celle d’un loup de Wall Street, chantre de la mondialisation, manipulateur cynique des marchés capable de faire tomber des gouvernements et de faire vaciller des nations entières en quelques clics. Une idée qui sera martelée partout et par tous outre-Manche, de la gauche radicale jusqu’à la droite conservatrice. « Le Socialist Workers Party (trotskyste) anglais renchérit sur ces descriptions en employant l’image de vulture (vautour) dans le cadre de sa critique de Soros : oiseau de la mort, donc, mais à la différence de l’oiseau réel, celui de l’image stéréotypée devient oiseau de proie responsable de ‘‘meurtre’’ et non plus seulement le vautour qui se nourrit du cadavre des autres », analyse Peter Brown . Plus au « centre gauche », The Independent évoque « le grand méchant loup de la finance internationale, le prédateur de Wall Street qui a gagné un milliard de dollars en faisant sauter la Banque d’Angleterre en 1992 » alors que le Daily Mail (tabloïd de droite) évoque l’image d’un mutilateur dont l’action aurait contribué à « paralysé le système financier britannique ». »

« Pour comprendre comment George Soros est devenu un épouvantail mondial, il faut remonter à 1979, lorsqu’il crée l’Open Society Institute, qui deviendra l’Open Society Foundations (OSF). Son but ? Mettre son argent au service de la promotion des valeurs démocratiques, telles que le philosophe Karl Popper, qui fut son professeur, les définit dans La Société ouverte et ses ennemis (1945). Contre l’autoritarisme, il défend l’idée d’une société ouverte, fondée sur la liberté individuelle, la démocratie et le pluralisme. »

Au fil des années, le nom Soros va changer de nature, servant tout à la fois de désignation, d’accusation, de périphrase antisémite bien utile pour désigner le juif sans le nommer directement. Un dog whistle efficace permettant de tout dire sans grand discours. Soros ? Tour à tour un vautour, une menace, un diable, un affreux gauchiste, le pire des mondialiste, un spéculateur outrancier qui se permet de critiquer le capitalisme pour mieux le sauver, un agent des forces occulte, un traître à son pays natal, un sale Juif mais aussi, depuis que Benjamin Netanyahou est au pouvoir, un mauvais Juif et un ennemi d’Israël.

Un engagement noble entaché d’une série de fourvoiements

À quatre mains, les journalistes et essayistes David Medioni et Rudy Reichstadt, décryptent le phénomène dans Franc-Tireur1 : « Pour comprendre comment George Soros est devenu un épouvantail mondial, il faut remonter à 1979, lorsqu’il crée l’Open Society Institute, qui deviendra l’Open Society Foundations (OSF). Son but ? Mettre son argent au service de la promotion des valeurs démocratiques, telles que le philosophe Karl Popper, qui fut son professeur, les définit dans La Société ouverte et ses ennemis (1945). Contre l’autoritarisme, il défend l’idée d’une société ouverte, fondée sur la liberté individuelle, la démocratie et le pluralisme. » Sur tous les continents, des dictatures de l’Est jusqu’en Afrique, l’Open Society va œuvrer à promouvoir la doctrine progressiste, les droits des minorités, la liberté de la presse, la libre opinion. Une bouffée d’air frais doublée d’une aide sonnante et trébuchante précieuse pour de nombreux opposants politiques. A ce jour, L’Open Society Foundation est présente dans 120 pays et finance des associations pour l’accès à la santé, l’éducation, la défense des LGBT+, l’aide aux migrants. Une influence qui concerne autant les bourses d’études délivrées aux étudiants noirs à l’Université du Cap durant l’Apartheid que le soutien à la minorité rom ou bien encore le soutien à la cause ukrainienne. Si Reichstadt et Medioni soulignent la noblesse de cet engagement maintenu depuis plusieurs décennies et son « généreux bilan » ils soulignent néanmoins quelques « financements plus douteux » à l’égard d’organisations ne partageant pas les objectifs affichés par cette fondation. « C’est ce qu’on peut reprocher à Soros. Par naïveté ou multiculturalisme béat, à force de financer sans compter ni trop regarder, sa fondation a alloué des fonds à des associations entretenant des liens troubles avec l’islamisme politique. Des ONG émanant parfois des Frères musulmans, telles que le Council on American-Islamic Relations (CAIR) ou le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), une association dissoute, ont ainsi bénéficié de subventions de l’OSF. En 2020, elle a même alloué 500.000 dollars à l’Islamic Relief Worldwide, une ONG interdite dans plusieurs pays en raison de ses accointances avec des activités extrémistes. Plus récemment, il a été établi que la Fondation Soros avait, jadis, donné 13,7 millions à des organisations qui se sont compromises avec la justification du terrorisme et le soutien au Hamas palestinien. Le tout par l’intermédiaire du Tides Center, un organisme qui aide les ‘‘petites’’ associations progressistes » Les deux auteurs y voient autant d’éléments « qui laissent planer un doute certain sur le mode d’attribution des fonds. De quoi justifier les critiques. »

En s’étendant, la Fondation Soros, devenue second organe de philanthropie privée à travers le monde après la Fondation Bill et Melinda Gates, s’est certainement fourvoyée. Reste que son impact sur la transition démocratique en Europe de l’Est fut indéniable, comme l’est aujourd’hui encore son engagement humanitaire et sa contribution au débat public. Les limites, elles, sont connues. Milliardaire mais largement moins influent que Jeff Bezos ou encore Elon Musk, Soros prouve par ses limites que l’argent ne peut pas tout. En 2004, ce dernier a eu beau investir massivement contre George W. Bush pour empêcher sa réélection et son pouvoir d’opposition à la « société ouverte », son influence ne fut pas de nature à inverser le cours de l’élection américaine. De même, alors qu’il avait largement contribué à l’éveil politique de Viktor Orbán, alors jeune militant anticommuniste, l’homme d’affaires s’est par la suite retrouvé dans la ligne de mire du chantre de l’illibéralisme. Dans un retournement de veste à peine croyable, en usant et abusant de ficelles antisémites, Orbán a fait de Soros l’ennemi numéro un du régime hongrois. Comme quoi, nul n’est prophète en son pays…

Écrit par : Laurent-David Samama

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Annette Wieviorka
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Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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