À l’initiative Katarina von Schnurbein, coordinatrice de la Commission européenne à la lutte contre l’antisémitisme et à la promotion de la vie juive, un forum réunissant plus de 250 organisations impliquées dans ce double combat était organisé à Bruxelles du 1er au 2 avril 2025 afin de leur permettre d’unir leurs efforts et de travailler à de nouvelles actions concrètes dans la lutte contre l’antisémitisme au sein de l’Union européenne.
Quel était l’objectif du Forum de la société civile sur la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive que vous avez organisé à Bruxelles en avril dernier ?
katarina von schnurbein : C’est le deuxième forum de ce type que nous organisons. Le premier s’est tenu à Bruxelles en novembre 2022. Avec ce forum, la Commission européenne veut permettre la mise en réseau et le développement de projets transeuropéens de lutte contre l’antisémitisme. Après de nombreuses visites effectuées dans les différentes communautés juives d’Europe, j’ai pu constater que de nombreuses organisations juives traitent des mêmes questions sans pour autant savoir que dans d’autres pays de l’Union européenne, des organisations le font aussi en utilisant des méthodes similaires. Il me semblait donc indispensable de créer un espace où toutes ces organisations luttant activement contre l’antisémitisme puissent se rencontrer, partager leurs expériences et établir des liens pour concevoir des projets communs. Et surtout, il s’agissait de leur faire savoir qu’elles ne doivent plus penser qu’elles sont seules à mener ce combat.
L’ombre du 7-Octobre planait-il sur le forum ?
k.v.s. : Évidemment. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes efforcés d’en faire un safe space où tous les participants peuvent parler sans que leur propos ne soit considéré comme exagéré ou nié. Il s’agissait ensuite de passer d’un safe space à un brave space, c’est-à-dire d’évoquer les situations que les Juifs subissent pour ensuite trouver les ressources et la force pour agir. C’est pourquoi nous avons choisi d’organiser des ateliers thématiques où les participants peuvent débattre. Grâce à cela, ils ont pu aborder des questions plus controversées, quitte à se livrer à leur autocritique. C’est ainsi que des participants n’ont pas hésité à évoquer le manque d’ouverture et de tolérance envers les musulmans dont certaines communautés juives font preuve. Lorsque toutes ces organisations juives sont capables de débattre de sujets aussi sensibles, elles en sortent renforcées pour agir dans leurs pays respectifs et créer à leur tour des ponts avec d’autres communautés.
Le destin des Juifs est-il étroitement lié à celui de la démocratie et l’État de droit ?
k.v.s. : Oui. La remise en cause des valeurs de la démocratie libérale et de l’État de droit est liée la résurgence de l’antisémitisme. Depuis quelques années, nous pouvons le voir avec les ingérences russes visant à déstabiliser nos sociétés démocratiques et à inciter à la haine et à la peur. Même la Chine s’est lancée dans des campagnes d’ingérence de ce type. Nous pensions à tort que les sociétés monothéistes avaient le privilège de l’antisémitisme. Aujourd’hui, la Chine a compris qu’elle peut susciter la discorde au sein de l’Europe en diffusant sur des réseaux sociaux européens des contenus antisémites. Les menaces visant les Juifs s’étendent toujours à d’autres groupes ayant en commun l’attachement à l’État de droit et les valeurs démocratiques. Ce n’est donc pas un hasard si ProtectEU, la nouvelle stratégie européenne de sécurité intérieure que la Commission européenne a adopté le 1er avril dernier, intègre non seulement au cœur de son action le respect de l’État de droit et des droits fondamentaux mais aussi la protection des personnes, en particulier des plus vulnérables aux attaques, qui ont tendance à toucher de manière disproportionnée les enfants, les femmes et les minorités, y compris les communautés juives et musulmanes.

En dépit des mesures de sécurité mises en place par les pouvoirs publics et les politiques de lutte contre l’antisémitisme, les Juifs se sentent pourtant isolés et condamnés à vivre leur judéité dans la discrétion, voire la clandestinité…
k.v.s. : C’est ici que nous voyons qu’il y a une distinction à faire entre la sécurité et le sentiment de sécurité. La première doit être assurée par les pouvoirs publics et la seconde est une notion plus subjective même si elle est bien réelle. On touche ici à ce que l’on appelle aujourd’hui « l’antisémitisme d’atmosphère » qui consiste en un ensemble de comportements ou de propos qui, sans être en général légalement répréhensibles, engendrent un malaise palpable chez les Juifs d’Europe. C’est une question délicate à traiter car ni la police ni les parquets ne sont outillés pour prendre en considération les incidents qui relèvent de cette catégorie. Il y a tout un travail de conscientisation qui doit être mené au sein de la société civile.
De nombreux participants au forum ont précisément souligné les difficultés qu’ils avaient à nouer des alliances avec des mouvements antiracistes qui depuis quelques années, et surtout depuis le 7-Octobre, se sont pris d’une passion obsessionnelle pour le conflit israélo-palestinien et d’une haine d’Israël qui se traduit par une hostilité envers les Juifs ou par un déni face à l’antisémitisme ?
k.v.s. : Nous observons depuis plusieurs années que la lutte contre l’antisémitisme n’est pas systématiquement intégrée dans les politiques ou les campagnes antiracistes. Je pense que ce n’est pas étranger à ce qui s’est passé depuis la conférence de Durban contre le racisme de 2001. Les problèmes d’antisémitisme liés à l’antiracisme sont réels et les Juifs en ont bien conscience. Cela n’empêche pas les organisations juives européennes à faire preuve de résilience et à tout faire pour retisser des liens avec les mouvements antiracistes afin que la lutte contre l’antisémitisme soit menée conjointement avec la lutte contre le racisme. Des ponts peuvent être recréés. Ainsi, après le 7-Octobre, des programmes de mémoire de la Shoah avaient malheureusement été mis entre parenthèse par des écoles. Mais depuis le début de l’année, elles sont nombreuses à faire à nouveau appel aux organisations juives dispensant ces formations sur la Shoah en milieu scolaire. De manière plus générale, nous assistons à une amorce de changement chez certaines personnalités et associations qui reviennent à leur positionnement antérieur au 7-Octobre. Comme si elles avaient pris conscience que tout cela a été trop loin.
Comment faire face au paradoxe « hongrois », c’est-à-dire un régime illibéral s’attaquant à l’Etat de droit et aux principes de la démocratie libérale mais un régime où curieusement de nombreux Juifs s’y sentent en sécurité et extériorisent leur identité sans problème, contrairement aux Juifs d’Europe occidentale ?
k.v.s. : Il s’agit effectivement d’une situation particulière D’un côté, les autorités hongroises s’efforcent de mener une politique visant à renforcer la vie juive. Certains ministres attachent même beaucoup d’importance à cette question. De l’autre, Fidesz, le parti de Viktor Orbán a mené des campagnes aux relents clairement antisémites. Nous n’avons jamais fermé les yeux sur cette rhétorique antisémite. Orbán ne ménage pas non plus ses attaques contre l’Etat de droit et ses institutions alors que l’Union européenne souligne le rôle essentiel que joue l’État de droit dans la protection des Juifs en Europe. C’est la raison pour laquelle les démocrates, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite, ne doivent pas négliger la lutte contre l’antisémitisme. S’ils ne font pas, ils contribuent à affaiblir la démocratie. Ce qui nous ramène à l’idée de départ : l’antisémitisme est un indicateur précoce des menaces pesant sur l’ensemble de la société et sur les principes démocratiques. À cet égard, je dis toujours, et ce n’est ni une précaution oratoire ni une flatterie, que j’ai la chance d’avoir comme interlocuteurs des organisations juives. Elles ne réclament aucun privilège ni la moindre mesure spécifique ; elles ne demandent qu’une seule chose : une démocratie qui fonctionne et un Etat de droit qui soit garanti.
Les Juifs révélateurs de la cohérence démocratique
Quand on se penche sur des siècles de présence juive en Europe, on s’aperçoit vite que l’État de droit démocratique constitue le meilleur cadre politique de protection des Juifs. S’il est bien structuré, il ne s’en prend pas aux Juifs, ni à n’importe quelle autre minorité. En limitant les décisions arbitraires des gouvernants, en assurant la primauté du droit et en encadrant la volonté populaire par des mécanismes de contrôle judiciaire l’État de droit démocratique garantit les droits et libertés fondamentaux en protégeant notamment les minorités des dérives potentielles de la majorité.
Le lien que Katarina von Schnurbein établit entre la crise des démocraties et la persistance ou la résurgence de l’antisémitisme est un d’ailleurs axe central de la réflexion de Dominique Schnapper, sociologue, directrice d’études à l’EHESS, ancienne membre du Conseil constitutionnel et auteure de nombreux travaux sur la condition juive contemporaine. Dans Temps inquiets (éditions Odile Jacob), Dominique Schnapper soutient que l’antisémitisme est un révélateur des tensions profondes qui minent les sociétés démocratiques. Quand on s’attaque aux Juifs, cela prouve que la démocratie se porte mal. Ce n’est que lorsque la démocratie est fidèle à elle-même et suffisamment forte pour imposer ses valeurs que les Juifs sont dans la meilleure situation. Toutefois, Dominique Schnapper ne parle pas de l’antisémitisme seulement comme une menace pour les Juifs, mais comme une alerte pour la démocratie tout entière. Là où les Juifs sont menacés, c’est l’ensemble du pacte civique qui est en danger : « Le sort des Juifs est toujours un signe. Là où ils sont en danger, la démocratie l’est aussi. »
Au lieu de se focaliser obstinément sur l’instrumentalisation de l’antisémitisme au profit de ceci ou de cela, les démocrates, qu’ils soient de gauche ou de droite, doivent prendre conscience que le sort réservé aux Juifs constitue un test moral et politique parce que cette petite minorité révèle les contradictions entre le discours démocratique et ses pratiques politiques. Il ne s’agit pas d’une exception juive mais d’un critère universel. Là où les Juifs peuvent vivre en sécurité, dans la dignité, comme citoyens à part entière, la démocratie est vivante. Là où ils sont stigmatisés, marginalisés, ou obligés de cacher leur appartenance, la démocratie recule.