Regards n°1116

Israël nous implique et nous oblige à parler

Profondément attachées à l’existence de l’État d’Israël, mais lucides sur ses dérives politiques actuelles, différentes personnalités juives européennes ont condamné publiquement le gouvernement israélien. Ces interventions récentes, à la fois saluées et virulemment critiquées, témoignent du malaise profond que suscite la guerre à Gaza auprès des Juifs d’Europe et montre surtout à quel point l’État d’Israël les implique.

La rabbine Delphine Horvilleur, le dessinateur Joann Sfar, la journaliste Anne Sinclair et aussi des philosophes, historiens et sociologues, tous juifs attachés à Israël, se sont publiquement exprimés ces dernières semaines pour dénoncer la situation catastrophique dans la bande de Gaza. Ces prises de position ne concernent pas que la France. Ainsi en Grande-Bretagne, 36 membres du Board of Deputies of British Jews, l’institution juive la plus représentative et la plus ancienne du Royaume-Uni, ont condamné la brutalité de la politique du gouvernement de Benjamin Netanyahou ainsi que ses projets insensés de réoccupation de Gaza et d’expulsion de ses habitants vers un pays tiers.

Comme si les verrous du silence avaient sauté dans toutes les communautés juives d’Europe. En effet, sans aucune concertation, toutes ces interventions publiques ont en commun d’insister sur la nécessité de s’exprimer dans le contexte actuel de radicalisation d’Israël. « Le moment choisi n’est pas inopportun. Jusqu’à présent, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées et Gaza a été massivement détruit. Pour l’immense majorité des Juifs de diaspora, tout s’est produit dans le déroulement d’une guerre nécessaire », fait remarquer Denis Charbit, politologue israélien et professeur à l’Open University d’Israël. « La rupture intervient en deux temps. D’abord en mars, lorsque Netanyahou interrompt la trêve. Ensuite, le 5 mai dernier lorsqu’il annonce que le gouvernement a décidé de lancer une nouvelle offensive militaire de grande ampleur à Gaza, ‘‘Les chariots de Gédéon’’ et qu’il déclare que des déplacements de populations et la réoccupation durable de Gaza sont programmés. Comme il n’y a aucun plan de jour d’après qui aurait permis aux Juifs les plus légitimistes de la diaspora d’avaler ces couleuvres en silence, la tension entre leur fidélité à Israël et les valeurs humanistes auxquelles ils se rattachent atteint son paroxysme. Ils éprouvent donc le besoin de se positionner et d’exprimer leur désapprobation. »

L’Histoire tranchera

Il est important de ne jamais oublier que cette tension entre l’idée dont les Juifs de diaspora se font d’Israël et la politique illibérale et extrémiste menée par son gouvernement actuel est également vécue par la moitié de la population israélienne qui ne se reconnait pas dans cette politique. « Si une offensive meurtrière, une réoccupation de Gaza et une épuration ethnique se produisent, les Juifs israéliens et ceux de diaspora sont tous tenus de prendre leur marque », pointe Denis Charbit. « Dans cette situation inédite, nous, Juifs sionistes, aurons des alliés indésirables et infréquentables. Mais pour ma part, je préfère avoir des alliés indésirables comme Amnesty, LFI, Human Right Watch, etc., plutôt que d’être complice de Smotrich ou de Ben Gvir. Si les choses se déroulent selon le pire des scénarios, on regardera alors comment chacun d’entre nous s’est positionné. L’Histoire tranchera si je me suis prématurément et démesurément affolé. On m’accusera sûrement de traîtrise ou d’abandon mais l’Histoire jugera aussi ceux qui se taisent en faisant preuve d’indifférence et d’aveuglement face au naufrage israélien. Et de toutes manières, il faut arrêter de croire que les indignations et les condamnations de personnalités juives européennes portent préjudice à Israël ou donnent des munitions à ses ennemis. Les dégâts ne sont causés que par Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir, pas par Delphine Horvilleur ni Anne Sinclair ! »

On entend effectivement des voix s’élever en Israël et au sein des communautés juives pour rappeler que les Juifs de diaspora n’ont pas le droit de critiquer le gouvernement israélien. Ils doivent se taire parce qu’ils ne connaissent pas les soucis ni les difficultés des Israéliens. Cette affirmation fallacieuse est dénoncée depuis de nombreuses années, même par des personnalités politiques israélienne de plus haut rang. Ainsi, en 1987, Abba Eban, diplomate israélien ayant négocié en 1947 l’accord sur la résolution du plan de partage de la Palestine et ministre des Affaires étrangères de 1966 à 1974, avait déclaré dans Regards qu’un « Juif qui refuse de critiquer Israël est un Juif inutile. Nous n’avons pas besoin d’une mère juive pour approuver tous nos propos. Chacun doit apporter sa contribution au dialogue juif. Si un parent dit à son fils : ‘‘je ne m’intéresse pas à ce que tu fais. Que tu deviennes un drogué ou un citoyen respectable, cela m’est égal’’, cela signifie un manque total de solidarité et d’amour. »

Mais il y a autre raison pour laquelle il est absurde et illusoire d’imposer le silence aux Juifs diaspora lorsqu’il est question d’Israël. Cet État les implique de manière structurelle et identitaire, en établissant un lien politique et symbolique entre eux et le projet sioniste, qu’ils le soutiennent activement ou non. « Israël n’est rien d’autre que le produit plus ou moins réussi du sionisme par lequel les Juifs se sont donné un État qu’ils ont projeté en Israël », explique Dany Trom, sociologue, chargé de recherche au CNRS et rédacteur en chef adjoint de la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle. « Cet État a été conçu Europe par des Juifs pour répliquer une forme d’État débarrassé des scories des États européens ayant mené à l’antisémitisme moderne et à la Shoah. Israël répond donc à deux exigences : la protection des Juifs à travers le monde et l’intention politique démocratique placée dans cet État. Il suffit de lire la Déclaration d’indépendance de 1948 pour se faire une idée de ce que ses signataires voulaient exactement. » S’il implique les Juifs à travers le monde, c’est aussi parce que l’État d’Israël politise l’appartenance juive à l’échelle mondiale. « L’État d’Israël institue une assignation politique de l’identité juive. Que les Juifs de diaspora l’aient voulu ou non, qu’ils y adhèrent ou s’en détournent, leur condition est désormais indissociable de l’existence d’un État-nation qui prétend parler en leur nom »1, fait remarquer Dany Trom. Les Juifs de diaspora sont ainsi impliqués par le simple fait d’être juifs, indépendamment de leur propre volonté, dans un projet national dont ils sont considérés comme partie prenante.

Le malaise face à la violence d’un État juif

Cette situation génère évidemment une tension identitaire et politique propre à la condition juive contemporaine. En effet, avec la création d’un État juif possédant tous les attributs de la souveraineté, les Juifs doivent assumer les conséquences du recours à la violence. « Désormais, et pour la première fois dans leur histoire, les Juifs, qui se tenaient jusqu’alors en exception sous l’angle de la violence offensive, s’exposaient à devoir assumer la violence infligée, comme les ‘‘autres nations’’ dotées d’un État, ni plus ni moins. Ceci suscita un malaise durable, allant croissant, caractéristique d’une condition juive où la violence offensive était par construction exclue du champ des possibilités, si ce n’est sous la forme d’un souhait que dieu, leur protecteur, l’exerce à terme sur leurs oppresseurs. La nouvelle donne politique engendrera alors une indisposition qui travaillera continument une sphère polémique juive incluant désormais les citoyens juifs de l’État d’Israël », précise Dany Trom dans un article2 publié en 2024 dans la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle. Et de conclure : « La sphère publique juive qui se compose depuis lors des communautés juives du monde et des Juifs assemblés dans un État, les deux vivants des conditions politiques radicalement distinctes, sera désormais traversée de tensions générées par cette contradiction. » Même si cette difficulté d’assumer la violence étatique juive s’exprime surtout à l’extrême gauche, elle résonne en chaque Juif. Si ce n’était pas le cas, nous ne verrions pas Anne Sinclair ni Delphine Horvilleur prendre la plume pour dénoncer ce qu’elles considèrent aujourd’hui comme une faillite morale d’Israël.

Si cette question est d’une actualité brûlante aujourd’hui dans le contexte de l’extrême brutalité de la guerre à Gaza, plusieurs intellectuels juifs, avaient déjà exprimé l’idée selon laquelle Israël les implique par devers eux parce que leur identité juive est perçue comme liée à Israël, et que cela les oblige à prendre la parole. Ainsi, dans Portrait d’un Juif (Éditions Gallimard) Albert Memmi, philosophe et essayiste français connu pour ses travaux sur la condition de colonisé et sur la judéité, exprime en 1962 clairement l’idée que le Juif de diaspora est impliqué, malgré lui, par Israël : « Même si je vis en France, même si je suis un Juif non religieux, non pratiquant, je suis concerné par Israël. […] Israël me concerne parce qu’il concerne l’image que les autres ont de moi. » Pour Albert Memmi, Israël devient une composante de l’identité juive moderne, au même titre que l’histoire, la mémoire, et la culture : « Je suis juif, pas parce que je le veux, mais parce que je le suis aux yeux des autres. Je suis aussi concerné par Israël, parce que c’est devenu une donnée de mon identité. » Albert Memmi compare parfois Israël à un miroir tendu à tous les Juifs. Il les oblige à penser qui ils sont, à ce qu’ils acceptent ou refusent d’être. Dans Portrait d’un Juif, il développe cette idée en ces termes : « Israël est une solution historique et politique, mais c’est aussi une question morale, philosophique. Il nous met au défi de penser notre propre judéité. » Cette transformation est profonde, intime, inconfortable, car elle vient rompre avec des siècles de condition diasporique.

Impossibilité de l’indifférence

Bien qu’Albert Memmi soit décédé en 2020 et qu’il ait publié nombre de ces travaux sur l’identité juive contemporaine durant les années 1960 et 1970, son analyse lucide nous permet de mieux saisir les réactions de condamnations juives du gouvernement israélien dans le contexte de la guerre à Gaza. Le corolaire de la dimension identitaire d’Israël est évidemment l’impossibilité de l’indifférence juive envers Israël. Albert Memmi soutient qu’un Juif, qu’il le veuille ou non, ne peut pas être indifférent à Israël. Cette idée est récurrente dans son œuvre, en particulier dans Portrait d’un Juif. Il y écrit notamment : « Le Juif peut critiquer Israël, le rejeter, le haïr même ; mais il ne peut pas ne pas y penser, ne pas en être affecté. Il ne peut pas s’en laver les mains. » Ce propos cristallise sa thèse : la neutralité ou l’éloignement est une illusion car Israël est devenu une partie intégrante de ce que signifie être juif depuis le XXe siècle, non pas nécessairement par conviction personnelle, mais par pression sociale, historique et symbolique. Voilà pourquoi les Juifs de diaspora oscillent entre soulagement et malaise face à Israël. D’une part, ils voient cet État comme un refuge, une dignité et une garantie pour leur existence. Et d’autre part, les conflits et les violences qu’Israël génère, l’idéologie nationaliste et la tension entre universalité et particularisme qu’il leur impose suscitent leur malaise. « Être juif aujourd’hui, c’est aussi être en tension avec Israël, et c’est justement cette tension qui définit notre condition moderne », écrivait Albert Memmi dans Portrait d’un Juif.

S’il fallait retenir quelque chose de la séquence actuelle des prises de position critiques de personnalités juives des communautés juives d’Europe, ce n’est sûrement pas cette discussion stérile et caduque sur le soutien inconditionnel au gouvernement israélien mais la maturité et l’honnêteté intellectuelle de ces personnalités. En s’exprimant, elles témoignent du pluralisme et de la diversité des opinions qui n’empêchent nullement l’unité sur les éléments fondamentaux : l’existence d’Israël.

Enfin, ces différentes prises de position critiques d’Israël illustrent précisément la complexité de l’identité juive contemporaine. Devenue plus difficile, plus dense, car traversée de choix éthiques, de conflits politiques, de projections médiatiques, l’identité juive n’est plus seulement transmission de mémoire ou fidélité religieuse, mais positionnement dans un monde qui associe systématiquement le mot « juif » à « Israël ». Cette situation est certes source d’inconfort et de tensions, mais elle incite aussi les Juifs à penser leur place dans le monde, à ne pas se contenter de l’héritage et à affronter le présent. L’identité juive devient une quête continue, une identité en débat, réactivée sans cesse par les événements du Moyen-Orient, par les conflits de loyauté, par le regard de l’Autre.

1 Dany Trom, « Un État malgré eux », La Vie des idées, 2020.

2 Dany Trom, « La violence juive, notre malaise », K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle, le 12 juin 2024.

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