Dans un contexte polarisant où la guerre entre Israël et le Hamas suscite de vives controverses et des réactions passionnelles sur les campus des pays européens, Pieter Lagrou, professeur d’histoire à l’Université libre de Bruxelles (ULB), a choisi de transformer son cours magistral en espace de militantisme et de propagande politique, plutôt qu’en lieu de transmission de savoir.
Il est crucial pour les professeurs qui souhaitent aborder dans leurs cours la question délicate et complexe du conflit israélo-palestinien de ne pas en projeter une vision simpliste et manichéenne. Ce n’est malheureusement pas le choix de Pieter Lagrou. Professeur ordinaire à l’ULB et notamment titulaire du cours d’histoire contemporaine, il a substitué sa passion militante à la rigueur et la nuance du savant. Durant les séances des 12 et 14 novembre 2024 de son cours magistral et obligatoire pour les étudiants en BA1 sciences politiques et BA1 sciences humaines et sociales, il a commenté les incidents ayant eu lieu les 7 et 8 novembre 2024 à Amsterdam, en marge du match de football opposant l’Ajax Amsterdam au Maccabi Tel-Aviv. L’opinion publique et la classe politique européennes ont été choquées par la violence antisémite qui s’est abattue sur les supporters israéliens pris pour cible dans une effroyable « chasse aux Juifs ». Lagrou a également fait part à ses étudiants de son indignation. Mais elle était radicalement différente des condamnations unanimes des actes antisémites commis à Amsterdam. Il entame prosaïquement sa digression lors du cours du 14 novembre : « Voilà j’ai parlé d’Amsterdam parce que j’en avais gros sur la patate. » Il poursuit : « J’ai été choqué par ce qui s’est passé Amsterdam parce qu’il s’est produit un fait sans précédent : les ressortissants d’un État qui est en train de commettre un génocide débarquent dans une capitale étrangère, ils y scandent des slogans où ils revendiquent et glorifient ce génocide en insistant sur le fait qu’ils exterminent les enfants. Rien ne peut être plus caractéristique et haineux dans le génocide que l’extermination des enfants. Ces personnes sont filmées à Amsterdam et quand elles rentrent à Tel-Aviv, revendiquant l’extermination d’enfants. Dans l’histoire des génocides, on n’a jamais vu une telle conscience d’impunité et une telle arrogance. C’est du jamais vu. Les propos qu’elles ont tenus sont constitutifs de génocide : c’est l’article 3c de la Convention sur le génocide de 1948 concernant l’incitation directe et publique à commettre le génocide. »
Il a comparé ensuite les chants de quelques dizaines de hooligans israéliens à la propagande génocidaire diffusée par Radio Mille Collines avant et durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 : « Au Rwanda, des journalistes de Radio Mille Collines ont été condamnés pour génocide, non pas parce qu’ils ont eux-mêmes tué des personnes, mais pour incitation au génocide. Les personnes qui ont proféré ces propos sont des génocidaires. » Pieter Lagrou revient ensuite sur son cours précédent, durant lequel il avait posé la responsabilité de l’armée israélienne dans les émeutes d’Amsterdam. Il avait cité le chiffre de 5.000 soldats de Tsahal envoyés par Israël pour casser de l’Arabe et inciter à commettre un génocide. À la suite de la protestation d’une étudiante, il a reconnu ensuite ne pas disposer d’informations concernant le profil exact des 5.000 supporters israéliens. « Je me suis peut-être avancé un peu trop vite en disant qu’il y avait parmi eux des soldats de Tsahal qui ont, en plus de tenir des propos génocidaires, commis des actes génocidaires », affirme-t-il en s’empressant d’insister à nouveau sur la présence de « génocidaires » à Amsterdam. « Il serait toutefois peu probable que parmi ces 5.000 supporters il n’y ait pas des soldats de Tsahal. Et vu l’implication massive dans des actes de génocide, il me semble peu probable que, parmi les milieux d’ultras, il n’y ait pas aussi des gens qui ont commis des actes de génocide. Je ne peux pas l’affirmer. Ça doit être vérifié. »
Représailles contre des hooligans israéliens
Pieter Lagrou n’a pas tort. Cela doit être vérifié. Mais son syllogisme d’école primaire concernant la présence de soldats israéliens est tellement extensif qu’il s’applique à tout Israélien de moins de 49 ans, l’âge jusqu’auquel les citoyens peuvent être mobilisés en tant que réservistes. Mais puisque Pieter Lagrou se drape de sa qualité d’historien et se prévaut de sa liberté académique pour affirmer que « les événements d’Amsterdam ont été un moment de désinformation exceptionnel », il devait aussi savoir qu’il existait un débat sur la chronologie et la nature exacte des chants des supporters israéliens et leur rôle dans la nature des événements qui se sont produits à Amsterdam. Dans une reconstitution minutieuse à laquelle il s’est livré pendant plusieurs semaines, le quotidien néerlandais Trouw, reconnu pour la qualité de ses enquêtes, a conclu qu’il n’était pas possible d’établir que le chant « Il n’y a plus d’école à Gaza parce qu’il n’y a plus d’enfants » ait été entonné à Amsterdam le 7 novembre 2024. Des hooligans israéliens ont effectivement endommagé des taxis et lancé des chants racistes tels que « Allez-vous faire foutre en Palestine » et « Allez-vous faire foutre chez les Arabes ». Ces propos racistes sont bel et bien répréhensibles, même s’ils n’ont rien d’exceptionnel par rapport aux chants que l’on peut entendre chaque semaine dans les tribunes des stades européens. Or, selon une rumeur propagée par les auteurs des actes antisémites, c’est justement le chant sur les enfants de Gaza qui a servi de justification à la chasse aux Juifs à laquelle ils se sont livrés. Adhérant sans réserve à la thèse des provocations orchestrées par les supporters israéliens, Pieter Lagrou a présenté à ses étudiants les agressions d’Amsterdam comme « des représailles contre des hooligans israéliens et pas des attaques antisémites ». Des hooligans israéliens ont arraché des drapeaux palestiniens, crié des slogans racistes, des mots d’ordre anti-arabes et hostiles aux Palestiniens. Mais ces débordements, qu’il faut évidemment dénoncer et sanctionner, ne justifient d’aucune manière la « chasse » aux Israéliens et aux Juifs perpétrée quelques heures après le match dans les rues d’Amsterdam. Une chasse méthodique organisée par des voyous antisémites ayant pris le soin de filmer leur forfait pour aussitôt le diffuser sur les réseaux sociaux. On y voit des supporteurs du club israélien Maccabi Tel-Aviv pourchassés dans les rues d’Amsterdam, des hommes mais aussi des femmes passés à tabac obligés de crier qu’elles n’étaient pas juives pour tenter d’échapper à leurs agresseurs…
« Israël est une dictature génocidaire »
Considérant qu’un génocide est commis par Israël à Gaza, Lagrou termine son cours en appelant au boycott d’Israël, y compris au boycott universitaire. « Les événements d’Amsterdam montrent à mon avis une fois de plus qu’un boycott d’Israël s’impose », martèle-t-il. « Ce n’est pas possible que les ressortissants d’un État criminel, fanatisés et convaincus de leur impunité totale, détournent des rencontres sportives culturelles ou autres en des manifestations de haine génocidaire pour tenir des propos qui sont génocidaires. Donc oui, il faut un boycott au niveau des clubs sportifs et au niveau des universités. » Et de conclure en déclarant qu’ : « Il n’y a pas d’alternative au boycott. Mais qu’est-ce que ça veut dire le boycott ? ça veut dire : oui admettre qu’Israël aujourd’hui n’est plus une démocratie. C’est une dictature génocidaire. »
Dictature génocidaire ! La formule claque mais ne correspond pas à la réalité israélienne. L’accusation de génocide est certes portée par certains juristes et des organisations comme Amnesty International et Human Rights Watch, mais elle ne fait pas l’unanimité auprès des juristes ni des historiens. Dans ces conditions, asséner qu’un génocide est en cours à des étudiants de première année relève davantage d’un excès de militantisme que de la transmission de connaissances dûment étayées et vérifiées. Un de ses pairs et probablement (ou pas) de ses maîtres, aurait pu l’éclairer. Dans son ouvrage Israël, de la crise à la tragédie. Journal de l’année 2023, publié en mai 2024 aux Éditions Grasset, Saul Friedländer, un des plus prestigieux historiens de la Shoah et du nazisme, réfute fermement l’accusation selon laquelle Israël mènerait une entreprise génocidaire à Gaza. Bien qu’il critique sévèrement la politique du gouvernement israélien et qu’il exprime ses doutes quant à la possibilité d’éradiquer complètement le Hamas par des moyens militaires, Saul Friedländer reconnaît la nécessité pour Israël de neutraliser cette organisation afin d’assurer sa sécurité. Il souligne également l’importance de distinguer les actions militaires visant des cibles terroristes d’une intention génocidaire délibérée, insistant sur le fait que les opérations israéliennes à Gaza ne relèvent pas de cette dernière. Quant à l’affirmation selon laquelle Israël serait une dictature, un examen sommaire de la vie politique israélienne doit conduire tout observateur éclairé à relever, outre l’organisation d’élections démocratiques, l’existence d’une société civile s’exprimant à travers un tissu associatif pluriel et varié, d’une presse libre alimentant quotidiennement le débat public israélien, d’institutions judiciaires n’hésitant à traduire en justice des membres éminents du pouvoir exécutif ainsi que leurs proches, etc. Israël est certes un État occupant militairement des territoires conquis en 1967 et dont le gouvernement actuel cherche à imposer des réformes illibérales, mais cela ne fait pas de lui une dictature, génocidaire de surcroît.
Revirement sur la notion de génocide
L’accusation de génocide portée par Pieter Lagrou n’a rien d’original aujourd’hui. Elle s’inscrit même dans un conformisme très répandu dans certains milieux. Et pour fonder son accusation, il s’appuie d’ailleurs sur Raz Segal, un historien israélien spécialiste de la Shoah en Ruthénie subcarpathique, qui a qualifié ce qui se passe à Gaza de « cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux » dès le 13 octobre 2023, soit six jours après les massacres du 7-Octobre et deux semaines avant l’offensive terrestre de l’armée israélienne ! Mais le plus cocasse réside dans le revirement intellectuel et conceptuel de Pieter Lagrou.
Depuis des années, cet historien rejette virulemment la pertinence de la notion de génocide en historiographie. Tant dans ses travaux que dans ses communications lors de colloques universitaires, il s’emploie à relativiser la notion de génocide qu’il décrit comme une notion juridique qui ne le concerne pas en tant qu’historien. Il préfère parler de crimes de masse qu’il convient de replacer dans un continuum de crises du nationalisme, de violences étatiques, de domination coloniale et de démantèlement des empires. Dans une communication intitulée La dissolution de l’Empire Ottoman. Violences, nationalismes et géopolitique entre nomenclature juridique et compréhension historique, et prononcée le 19 février 2014 à l’Académie royale de Belgique à l’occasion du colloque Génocide et massacres des populations grecques de la mer Noire.
La question de la reconnaissance des victimes, il précise son propos : « Le terme génocide permet de limiter un champ d’action et de mettre des cloisons. C’est exactement ce dont a besoin un tribunal. L’historien, quant à lui, ne peut pas accepter un tel mandat. C’est le propre de son métier de toujours vouloir regarder au-delà des cloisons. » Il poursuit sa charge en ces termes : « Une histoire qui se sert trop, voire exclusivement, de la boîte à outils et de la nomenclature juridique, est une histoire écrite avec des ciseaux. On a une catégorie d’incriminations, on prend ses ciseaux et on coupe l’événement pour le poser sur un plateau d’argent : voici le génocide rwandais en 1994, voici le génocide des Arméniens en 1915-1916, voici le génocide des Grecs pontiques… Cette approche me pose des problèmes considérables en tant qu’historien. Il me semble que nous devons d’abord partir d’une unité d’action et de lieu pour proposer des catégories d’analyse proprement historiques. » Il est donc frappant de constater que ce même historien utilise aujourd’hui une notion qu’il a toujours condamnée dans le contexte d’un épisode particulier du conflit israélo-palestinien. Nous laisserons à des spécialistes le soin de juger si ce revirement témoigne d’une incohérence intellectuelle flagrante et d’une frénésie militante mal dissimulée.
Liberté académique ou liberté d’endoctrinement
Si l’exemple de Pieter Lagrou constitue bien un problème dans l’enceinte universitaire, ce n’est pas tant celui du soutien à la cause palestinienne que celui du dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche. Quelle que soit la légitimité des causes politiques défendues, l’indignation ne peut tenir lieu de pensée, ni le slogan d’argumentation raisonnée. Nul ne conteste que les professeurs et les étudiants soient attentifs aux conflits et débats qui agitent la société mais en transformant son cours magistral obligatoire en tribune politique, Pieter Lagrou abuse clairement de son autorité, notamment parce que sa mission vise à transmettre des savoirs et des méthodes de réflexion critique, et non à imposer des opinions personnelles. Personne ne conteste non plus qu’un professeur ait des opinions politiques bien tranchées mais il ne doit pas en faire la pierre angulaire de son enseignement pour promouvoir ses conceptions politiques personnelles, d’autant plus qu’à travers sa fonction, il détient un ascendant sur ses étudiants. Enfin, s’il est vrai que la liberté académique, dont Pieter Lagrou se prévaut, ne l’empêche pas d’aborder des sujets sensibles, elle ne signifie pas la liberté d’endoctrinement. Personne n’interdit donc à Pieter Lagrou d’avoir ses opinions ni de les exprimer, à condition que pour cela il quitte « la chaire d’une salle de cour », comme disait Max Weber en 1919 dans Le savant et le politique (éditions Plon), et qu’il « sorte dans la rue et parle en public ».