Regards n°1071

La solitude est mère de l’inquiétude

Il faut bien reconnaître qu’à travers les siècles, les Juifs se sont souvent retrouvés seuls et isolés face aux menaces les plus fatales. Il est également vrai que les Juifs ont parfois tendance à « faire comme si » la haine ne les visait pas ou à la relativiser. Une manière comme une autre de ne pas sombrer dans le désespoir et de continuer de croire en l’humanité. Même dans une Europe démocratique soucieuse de protéger ses minorités, cette solitude juive n’a pas tout à fait disparu. Ainsi, lorsqu’en 2019 les Juifs de Belgique demandent qu’Unia, le Centre interfédéral de lutte contre le racisme, condamne un carnaval flamand mettant en scène les pires représentations antisémites, il s’abstient de le faire au motif qu’« il n’y avait pas d’incitation consciente à la haine, à la discrimination ou à la violence contre les Juifs ».

Le ressentiment et la haine envers les Juifs ne cessent de se développer sur les réseaux sociaux où la parole antisémite s’est effroyablement libérée. Sans cesse revient l’idée selon laquelle les Juifs possèdent indûment ce dont tous les peuples sont démunis : l’argent, l’influence, les médias, le savoir et même le statut de victimes du pire des crimes. Malheureusement, ce ressentiment s’exprime aussi parmi les victimes du racisme, qu’elles soient noires ou arabo-musulmanes, pour lesquelles les Juifs sont les pires agents de la « blanchité », du « privilège blanc » ou de la « domination blanche ».

L’exemple le plus caricatural mais bien réel de ce phénomène nous a été donné fin décembre 2020 par les dizaines de milliers d’insultes antisémites et de menaces dont a été la cible April Benayoum, Miss Provence, après qu’elle ait évoqué ses identités multiples lors du concours Miss France : une mère serbo-croate, et un père israélo-italien. Dans une tribune publiée sur Médiapart (mais retirée ensuite), Houria Bouteldja, la très médiatisée cofondatrice des Indigènes de la République, a écrit que Miss Provence n’a pas été victime d’antisémitisme mais plutôt d’une forme légitime de haine d’édentés, ce qu’elle qualifie d’un « anti-juifisme confus, à mi-chemin entre l’antisémitisme gaulois (fruit de leur grande intégration) et l’anti-israélisme (fruit de leur spontanéité anticoloniale) ». Et de considérer ensuite dans des termes dignes du très enflammé leader antisémite afro-américain Louis Farrakhan : “on ne on ne peut pas être Israélien innocemment” ! Puisqu’elle ne vise que les Juifs israéliens, traduisez « on ne peut être juif innocemment ». Une demoiselle de 22 ans serait donc responsable des crimes attribués au groupe auquel elle est censée appartenir. Ce procédé horrible a un nom : le racisme. Pour s’en convaincre, il suffit de décliner cette phrase à d’autres identités. « on ne peut pas être musulman innocemment » lorsqu’on évoque les attentats djihadistes ou « on ne peut pas être turc innocemment » lorsqu’on dénonce le régime autoritaire d’Erdogan, etc.

Il se trouve que des intellectuels et des militants antiracistes ont eu les paupières bien lourdes pour ne pas dénoncer ces propos racistes. Pire, certains ont même pris la peine de se mobiliser en signant une pétition de soutien à Houria Bouteldja qu’ils reconnaissent comme « une authentique militante décoloniale » qui ne fait que rappeler que « nul n’échappe à ces rapports sociaux, aux profits ou aux désavantages qu’ils confèrent » ! Des voix ont condamné Bouteldja et ses soutiens. Mais lorsque des intellectuels antiracistes trahissent avec tant de vigueur leurs propres valeurs et défendent l’indéfendable, il est difficile pour les Juifs de ne pas songer inlassablement à leur solitude évoquée par Melville il y a 54 ans.

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
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