Regards n°1115

Le quid pro quo de Viktor Orbán

Alors que l’antisémitisme connaît une résurgence inquiétante dans plusieurs pays européens depuis le 7-Octobre, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán proclame constamment que la vie juive hongroise s’épanouit dans la plus grande tranquillité. Cette situation paradoxale pose la question de la capacité réelle d’un régime hostile à la démocratie libérale et l’État de droit de se transformer en refuge où la communauté juive peut vivre sans crainte.

«Notre communauté juive est plus en sécurité en Hongrie que partout ailleurs en Europe. Les migrations massives ont alimenté la montée de l’antisémitisme dans tout l’Occident, où les dirigeants ferment les yeux sur ses conséquences. Nous ne laisserons pas les erreurs de l’Europe occidentale se répéter ici. Inébranlables dans notre lutte contre l’antisémitisme, nous restons déterminés à défendre les valeurs judéo-chrétiennes », a publié le Premier ministre Viktor Orbán sur le réseau X le 5 avril dernier. Bien qu’il ait multiplié les campagnes antisémites contre George Soros, le philanthrope américain d’origine hongroise, et que les préjugés antisémites soient encore vivaces en Hongrie, ce pays n’a effectivement connu aucun incident antisémite violent. Les Juifs hongrois reconnaissent volontiers pouvoir se promener librement dans les rues sans être harcelés et des centaines de milliers de touristes juifs et israéliens visitent la Hongrie chaque année. Mais cette réalité est surtout utilisée par les autorités hongroises pour mieux stigmatiser les démocraties d’Europe occidentale. « Selon l’interprétation du gouvernement Orbán, l’Occident cosmopolite, multiculturel et protecteur des minorités n’a pas réussi à apporter aux Juifs la paix, la reconnaissance et l’intégration auxquelles ils aspirent », souligne János Gadó, sociologue, essayiste et éditeur de la revue mensuelle juive hongroise Szombat. « Au contraire, la démocratie libérale occidentale n’aurait apporté qu’un nouveau type d’antisémitisme, et a conduit à ce que le seul État juif soit marqué au fer rouge au nom de cette même idéologie. A contrario, les Hongrois, qui se soucient de la religion et de la patrie, comprennent les Juifs qui se soucient de leur propre patrie et de leur foi, et le gouvernement hongrois les soutient fermement. Il soutient la pratique religieuse juive et il soutient l’État d’Israël dans la politique internationale. »1 Loin d’être spontanée ou sincère, cette politique de lutte contre l’antisémitisme et de promotion de la vie juive relève surtout d’une instrumentalisation de la question juive par les tenants de la démocratie illibérale en Europe orientale.

« En échange de toute cette protection et des avantages qu’il est prêt à lui accorder, le gouvernement attend la loyauté de la communauté juive. Il attend des Juifs quils adhèrent, aux côtés des églises chrétiennesau conservatisme religieux et quils contribuent à gagner le soutien des cercles juifs influents en Occident età travers eux, quils attirent sur la Hongrie la bienveillance des cercles conservateurs occidentaux »

Récit mémoriel tronqué

Une autre particularité de la méthode Orbán réside dans l’échange de bons procédés qu’il veut imposer aux Juifs hongrois. Les termes en sont simples : les Juifs oublient le passé antisémite hongrois et en échange, les autorités hongroises leur garantissent le présent. « En échange de toute cette protection et des avantages qu’il est prêt à lui accorder, le gouvernement attend la loyauté de la communauté juive », insiste János Gadó. « Il attend des Juifs quils adhèrent, aux côtés des églises chrétiennesau conservatisme religieux et quils contribuent à gagner le soutien des cercles juifs influents en Occident et, à travers eux, quils attirent sur la Hongrie la bienveillance des cercles conservateurs occidentaux ». Moralement inacceptable, ce quid pro quo résonne comme une gifle à la mémoire juive hongroise. Les principaux intéressés ne sont d’ailleurs pas dupes. S’il y a bien un sujet qui fasse l’unanimité au sein de la communauté juive de Hongrie, c’est le refus d’adhérer au récit mémoriel tronqué sur la politique antisémite du régime Horthy durant l’entre-deux-guerres et la responsabilité hongroise dans la Shoah. Politiquement, ce n’est guère mieux puisque ce quid pro quo ne présente aucune garantie réelle quant à l’avenir des Juifs. Si un beau jour le régime illibéral d’Orbán décide de remettre en cause ses bonnes dispositions envers les Juifs, ils ne bénéficieront d’aucune protection. L’édifice est effectivement très fragile. Les appels incessants d’Orbán aux vrais Hongrois et aux valeurs authentiques de la Hongrie sous-entend qu’il existe de « bons Hongrois ». Or, il s’agit d’un langage codé que tout le monde comprend en Hongrie. Personne ne surprendra Orbán en train de s’attaquer frontalement aux Juifs mais il utilisera des références suffisamment claires pour qu’on comprenne bien quelles sont ses cibles. Une réalité que confirme János Gadó : « La propagande gouvernementale ne prétend pas aujourd’hui que les Juifs soient derrière les intérêts étrangers qui complotent contre les Hongrois. Mais, si le gouvernement agite constamment les persécutions dont les Hongrois seraient aujourd’hui victimes et la menace des ennemis qui les entourent, il est probable que les Hongrois finissent par chercher des ennemis tangibles. Or, au cours des 120 dernières années, le groupe le plus souvent dépeint comme le groupe ennemi en Hongrie furent les Juifs. C’est eux qui, pendant de nombreuses décennies, furent présentés comme les opposants aux Hongrois à leurs valeurs nationales et chrétiennes. Il y a donc de fortes chances que ceux qui se laissent aujourd’hui persuader par la propagande gouvernementale pensent encore aux Juifs quand ils entendent parler d’un ennemi « au service des étrangers » et qui « ne croit pas en Dieu, en la patrie et en la famille. »

Ami d’Israël mais allié de l’Iran

Mais que penser alors du soutien du gouvernement hongrois à Israël sur la scène internationale, et plus particulièrement des témoignages d’amitié de Viktor Orbán envers Benjamin Netanyahou ? Les plus enthousiastes y voient une preuve supplémentaire du philosémitisme du Premier ministre hongrois. À nouveau, cette proximité bien réelle trouve surtout sa source dans le projet politique populiste que partagent les deux hommes. Bien qu’ils gouvernent dans des contextes très différents, ils défendent tous les deux une conception ethno-nationaliste de l’État et se sont engagés dans une dynamique populiste et illibérale visant à affaiblir l’indépendance judiciaire, restreindre la liberté de la presse, briser l’opposition, éliminer les ONG de défense des droits de l’homme présentées comme des ennemis du peuple et à adopter des lois pour consolider leur pouvoir et protéger leurs intérêts personnels. À cet égard, Viktor Orbán cherche à tisser des liens tout aussi étroits avec d’autres dirigeants illibéraux à travers le monde.

Il a évidemment noué de bonnes relations avec Poutine. Or, on sait que le rapport du Poutine aux Juifs est aussi conditionné par une allégeance à son régime. Si Orbán est un fervent soutien du gouvernement de Benjamin Netanyahou, cela ne l’empêche pas d’entretenir en même temps de solides liens diplomatiques avec la République islamique d’Iran, l’ennemi juré d’Israël ! Cela relativise donc le philosémitisme d’Orbán. Et l’immense majorité de la communauté juive hongroise en est consciente. Elle reste critique non seulement envers le régime illibéral hongrois mais aussi envers la politique du gouvernement Netanyahou. Lorsque ce Premier ministre israélien s’était rendu en Hongrie en 2017, les dirigeants communautaires juifs lui avaient froidement fait remarquer qu’il s’adressait principalement au gouvernement Orbán et ignorait complètement leurs préoccupations des Juifs hongrois. Les choses n’ont guère changé aujourd’hui. Lors de sa dernière visite en Hongrie du 2 au 6 avril 2025, Netanyahou a encore reçu un accueil mitigé de la part de la communauté juive hongroise, à l’exception des dirigeants orthodoxes Loubavitch qui ne représente qu’entre 5 % et 10 % des Juifs hongrois.

Même si le modèle que Viktor Orbán cherche à promouvoir semble curieux, il n’a rien d’inédit ni d’original. Ce n’est qu’une resucée de « l’alliance royale », ce pacte tacite conclu sous l’Ancien régime entre un seigneur et les Juifs vivant sur son territoire. En échange de leur utilité économique et de leur allégeance envers lui, ils bénéficiaient de sa protection. Loin d’être fondée sur l’égalité des droits, elle n’était qu’une tolérance précaire pouvant être rompue à tout moment par le seigneur. Même s’il n’existe aucun rempart absolu contre l’antisémitisme, jusqu’à preuve du contraire, le destin des minorités demeure lié à la vigueur de la démocratie libérale et à la force de l’État de droit. Enfin et surtout, la lutte contre l’antisémitisme n’est pas une concession faite aux Juifs en échange de leur allégeance. Elle fait partie du crédo démocratique fondamental. Un principe auquel Viktor Orbán ne semble pas adhérer.

 

Écrit par : Véronique Lemberg

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Annette Wieviorka
L'itinéraire d'Annette Wieviorka
Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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