Le spectre de la guerre civile

Frédérique Schillo
Alors que les affrontements autour de la refonte judiciaire arrivent à leur acmé, tout semble réuni pour qu’Israël bascule dans la guerre civile.
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Par deux fois Israël s’est retrouvé au bord du gouffre. La première, le 15 mai 1948, quand cinq armées arabes ont tenté de tuer dans l’œuf l’État juif. La seconde, le 6 octobre 1973, après qu’il s’est fait surprendre par une attaque syro-égyptienne le jour sacré de Kippour. Depuis des mois, des Israéliens mettent en garde contre le projet de refonte judiciaire du gouvernement Netanyahou en invoquant un nouveau chaos de Kippour. « Nous devons trouver une issue à cette crise », implorait fin juillet sur la chaîne N12 l’ancien chef de l’armée de l’Air Eitan Ben-Eliahou : « Il est deux heures, le jour de Kippour, et l’attaque a commencé. » Aujourd’hui comme hier, Israël est fébrile, son opinion divisée, tandis que les alertes se multiplient pour prévenir d’un désastre. Et pourtant, aujourd’hui comme hier, ses dirigeants, aveuglés par l’hubris, choisissent d’ignorer les avertissements.

Vers la première guerre fratricide ?

Cette fois, la menace existentielle vient non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur d’Israël, même si ses ennemis se frottent les mains et pourraient profiter de la situation. La crainte est de voir le pays sombrer dans la guerre civile. Ou plutôt dans une guerre fratricide, pour reprendre l’expression hébraïque (milhemet ahim). 58 % des Israéliens en sont persuadés, selon un sondage pour Maariv réalisé au lendemain de l’adoption du premier volet de la refonte judiciaire, le 23 juillet. Lorsqu’on interroge les électeurs de l’opposition, ils sont 76 % à croire en l’imminence d’une guerre entre Juifs. « Il n’y aura pas de guerre civile, je vous le garantis », leur a répondu tout sourire Benjamin Netanyahou le 1er août sur la chaîne américaine NBC, tandis que ses partisans dénonçaient des cris d’orfraie.

Alors exagérées, ces craintes ? Il est vrai que les Israéliens ont toujours évité la guerre civile, même quand ils se déchiraient sur les accords d’Oslo en 1993, après le choc immense de l’assassinat de Rabin en 1995 ou pendant le désengagement de Gaza et des colonies du nord de la Samarie en 2005. À chaque fois, les Juifs se sont souvenus des luttes intestines qui avaient entraîné la destruction du second Temple. Finalement, ce qui les retint de s’entretuer était le sens suprême de l’État. Ben Gourion misait justement sur la loyauté des soldats et le civisme de tous quand il fit bombarder le cargo Altaléna en juin 1948 avec, à son bord, Menahem Begin et ses partisans de l’Irgoun, dont 14 trouveront la mort. La guerre entre frères d’armes fut évitée, mais de peu.

Comme un avant-goût de chaos

Aujourd’hui, si la guerre civile est envisageable, c’est que plusieurs scènes en ont donné un avant-goût. Un proche de Netanyahou, le militant du Likoud Itzik Zarka, a surgi le 16 juillet au carrefour d’Ein HaNatziv, dans le nord, où se tenait un rassemblement contre la réforme. « Les gauchistes sont des traîtres. Vous êtes le cancer de ce pays », a-t-il hurlé sur les manifestants, « Ashkénazes, bandes de putes, allez brûler en enfer ! » Puis faisant référence à la Shoah : « Je suis fier des six millions qui ont brûlé. Je souhaite que six autres millions soient brûlés ! »

Peu après, des manifestants sont venus protester non loin de là, à Hannaton, le seul kibboutz massorti du pays, où vit le ministre de la Diaspora Amichai Chikli. Des habitants leur ont bloqué l’entrée, l’un d’eux a sorti une arme et l’a pointée sur la foule. « C’était horrible », rapporte encore tremblante une résidente du kibboutz au Haaretz. Depuis, elle et d’autres résidents se sont joints aux protestataires chaque samedi soir. À Maale Adumim, une cité-dortoir près de Jérusalem, en Cisjordanie, classée très à droite, les habitants s’affrontent depuis l’été par manifestations interposées. Injures, crachats, doigts d’honneur fusent. Les anti-réforme sont bousculés, leurs drapeaux arrachés. Seule la présence policière empêche une effusion de sang. À la fin, chacun entonne l’Hatikva puis rentre chez soi. Dans le même quartier, parfois la même rue, note un journaliste du Jerusalem Post présent sur place, « voire dans la même maison ». On songe à ce dessin de Caran d’Ache paru dans Le Figaro en 1898 qui montrait un « dîner en famille » pendant l’affaire Dreyfus. Les convives sagement attablés autour de la table se muaient en charpies dans la vignette suivante ; les coups de poing volaient, les chaises étaient renversées, la vaisselle brisée. Bref, la caricature disait : « Ils en ont parlé. »

Patriotes vs populistes

Quels sont les risques que cela dégénère ? D’abord, la fermeté de chaque camp. Depuis janvier, des manifestations monstres secouent le pays chaque samedi soir. C’est historique. Jamais Israël n’a connu pareille mobilisation avec une telle mosaïque de profils : jeunes et retraités, ashkénazes et sépharades (n’en déplaise à Zarka), de la bouillonnante Tel-Aviv comme des cités de périphérie, couvrant un spectre politique allant du centre-droit à l’extrême gauche, avec même des religieux aux côtés des laïcs. « Démocratie ! » est leur slogan ; le drapeau bleu-blanc leur symbole. À l’opposé des soulèvements dans le monde mettant aux prises le peuple contre ses élites, ce sont là les membres de l’élite – celle qui travaille, paye ses impôts, fait l’armée – qui descendent dans la rue contre un gouvernement populiste, raciste et illibéral.

Or, la volonté de ce dernier est intacte. Après des mois de crise, Netanyahou semble résolu à faire passer son projet. Faut-il y voir un chef aveuglé par sa toute-puissance, avide d’adopter une loi personnelle qui lui permettra d’échapper à son procès pour corruption, fraude et abus de confiance ? Ou est-ce la preuve de la faiblesse d’un homme diminué (il vient de se faire poser un pacemaker), piégé par les extrémistes de sa coalition ? Dans tous les cas, rien ne l’arrête, ni les manifestations, ni la grève historique de la high-tech, ni les avertissements du secteur bancaire, ni l’appel unanime des anciens responsables de la sécurité et de la défense.

Chaque camp est d’autant plus déterminé qu’il se considère être le seul légitime. Le gouvernement estime que le peuple a parlé, même si ses 64 sièges ne reflètent pas sa faible majorité dans les urnes (30 293 voix ont fait la différence aux dernières élections, qu’il perdrait aujourd’hui). Les ultranationalistes et autres extrémistes religieux sont ivres de revanche, eux qui n’ont jamais digéré Oslo ni le désengagement de Gaza. Alors la colonisation s’accélère, Netanyahou autorise le retour des colons en Samarie, tandis que Smotrich pose à Paris devant une carte du grand Israël et que Ben Gvir déclare, fin août, que son droit en Cisjordanie est « plus important » que celui des Arabes. La Cour suprême est le dernier rempart qui les empêche de mettre en œuvre leurs plans les plus fous. Pour se convaincre de son utilité, il suffit de voir les deux dernières lois retoquées par les juges : l’une sur la séparation genrée dans les cours d’eau des parcs nationaux ; l’autre sur la réduction du temps d’accueil des enfants autistes à l’école.

Un gouvernement « moralement illégitime »

En face, les opposants dénoncent « un putsch judiciaire » pour détruire l’unique contre-pouvoir qu’est la Cour suprême. Ils défendent l’État de droit et l’esprit des fondateurs d’Israël, État juif et démocratique. « Ce gouvernement est moralement illégitime », fustige Yossi Klein Halevi du Shalom Hartman Institute, « non pas à cause de sa nature extrémiste, mais parce qu’il est le premier gouvernement de l’Histoire à vouloir changer la démocratie et l’identité israéliennes. Il a déclaré la guerre à la moitié de la population. »

Enfin, il y a la violence. C’est la marque de fabrique des Kahanistes. Ben Gvir, recalé de l’armée pour fanatisme, est aujourd’hui ministre de la Sécurité nationale. Il réclame sa propre milice, veut faciliter le port d’armes et pousse à la démission le chef de la police de Tel-Aviv, Ami Eshed, pour avoir eu la main trop légère contre les manifestants. « Je paye un prix personnel intolérablement élevé pour mon choix d’éviter la guerre civile », regrette Eshed. Or, qu’est-ce que cette réforme judiciaire sinon une forme de violence pour faire taire les opposants ? La preuve, la Knesset discute d’une loi assimilant les critiques contre les haredim à du racisme. Bientôt plus personne ne pourra s’opposer à ce qu’ils relèguent les femmes, comme dans les bus, à l’arrière de la société. « Il est possible qu’une dictature suprémaciste juive soit en train de voir le jour », s’alarme l’historien Yuval Noah Harari.

Moment de vérité

La coalition promet d’adopter sa réforme dès la nouvelle session. Entre temps, la Cour suprême a été saisie du premier volet de la loi. Les quinze juges seront réunis pour l’examiner le 12 septembre. Logiquement, ils devraient l’invalider. Qu’adviendra-t-il ensuite ? Les fonctionnaires suivront-ils le gouvernement ou se rangeront-ils à l’avis de la Cour suprême ? Et quid de Tsahal ? Pris dans un conflit de loyauté, le ministre de la Défense Yoav Galant annonce qu’il respectera le droit. De même, plus de 10.000 réservistes menacent de ne pas servir une dictature. Un acte de mutinerie ? Non, « un acte légal, démocratique et non violent. Et surtout, un acte héroïque », déclare l’ancien chef du Shin Bet Yuval Diskin. « Des temps extraordinaires exigent des mesures extraordinaires. Le moment est venu. »

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris