Le woke n’existe pas ! pas si sûr que ça

Nicolas Zomersztajn
Si pour la gauche radicale le woke n’existe pas et n’est qu’un chiffon rouge agité par la droite réactionnaire pour délégitimer l’éveil aux inégalités et aux discriminations des minorités dominées, ce terme désigne malgré tout un mode de pensée et des pratiques militantes se manifestant aussi par l’intolérance, les outrances et parfois la violence.
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Apparu aux Etats-Unis, le terme « woke » signifie être « éveillé ». Contrairement à ce que la gauche radicale prétend, woke n’est pas un anathème créé d’emblée par ses détracteurs conservateurs mais une expression popularisée au 20e siècle par la population afro-américaine pour souligner la nécessité d’être éveillé aux injustices que subit cette minorité. L’utilisation s’est ensuite étendue sur les campus américains à toute personne consciente des injustices subies par les minorités dominées.

Qui serait contre des mouvements épris de justice et d’égalité en militant contre toute forme de discriminations ? En dehors des joueurs de Scrabble qui se réjouissent inconditionnellement de pouvoir aligner un mot d’une valeur de 22 points, il semble que le terme woke, entré en juin 2002 dans le dictionnaire Larousse, ne fasse pas l’unanimité. Ils sont en effet nombreux dans la sphère académique et intellectuelle à voir dans ce terme une idéologie inquiétante contenant tous les ingrédients d’un nouveau fanatisme : obsessions identitaires, déni de la réalité, refus de tout débat, remplacement de la réflexion par une foi aveugle en des dogmes absurdes, intolérance, manichéisme, persécution de ceux qui contestent leurs idées, etc. Dans son dernier documentaire, Racisé.e.s: une histoire franco-américaine[1], l’écrivain et réalisateur français Michaël Prazan remonte aux origines du wokisme qu’il considère comme une idéologie totalitaire possédant de véritables pulsions autoritaires et épuratrices. « Cette idéologie se greffe sur une névrose purement américaine. Comme ce pays est travaillé par un imaginaire raciste depuis sa création, les Américains ne pensent les problèmes politiques que dans les termes de la race », explique Michaël Prazan. « On peut le comprendre dans la mesure où le racisme, à travers l’esclavage et la ségrégation, a laissé des traces indélébiles dans ce pays. Pour comprendre le développement du wokisme, il faut remonter aux années 1960, revisiter une Amérique en pleine ébullition qui revendique l’égalité entre noirs et blancs, alors même que les campus américains découvrent le concept de “déconstruction” porté par les philosophes de la French theory en référence à Foucault, Derrida, Deleuze, Bourdieu »[2].

Obsessions de la race, du genre et de l’identité

Le problème, c’est que cette rencontre intellectuelle est chargée d’un malentendu profond entre ces philosophes français et les universités américaines. « Lorsque Jacques Derrida évoque la déconstruction, il parle de phénoménologie appliquée à la langue et à la grammaire alors que les universitaires américains voient dans cette innovation épistémologique et philosophique l’origine des maux raciaux de la société américaine », souligne Michaël Prazan. « La déconstruction de Derrida sera également complétée par les travaux de Michel Foucault sur le pouvoir et ceux de Pierre Bourdieu sur la domination. D’où la centralité du rapport dominant-dominé. Tout cela va être ramassé et mis dans le même sac pour attester l’existence d’un racisme systémique aux Etats-Unis. À partir de là,

le contresens va être complet. Cette théorie va revenir en France trente ans après, avec comme obsessions la race, le genre et l’identité. Cette nouvelle vision de la société et des questions identitaires, initialement centrée sur la question raciale, se diffuse en France et ailleurs en Europe, égrenant un vocabulaire jusqu’alors inusité, qui contrarie les fondements et les principes mêmes de l’universalisme. Le “privilège blanc”, “l’intersectionnalité”, la “cancel culture” ou l’adjectif “racisé” dessinent, particulièrement auprès des jeunes générations, un rapport nouveau à la différence, aux minorités, à la société ».

Le phénomène woke a effectivement débordé des campus américains pour pénétrer la société américaine et traverser l’Atlantique. Ces dernières années, on a assisté à une mondialisation de ce phénomène grâce à un internet et aux réseaux sociaux. Une forme de soft power américain s’est déployée dans le domaine du divertissement où le cinéma et les séries jouent un rôle important. On voit ainsi Disney qui instaure un important quota de personnages LGBT dans ses prochaines productions. C’est aussi sans compter sur les influenceurs et influenceuses locaux qui reprennent sans les réfléchir ni même les penser tous les termes du vocabulaire woke auprès d’un public jeune. Et enfin, dans certaines universités européennes, des départements sont devenus des espaces de diffusion de cette idéologie. « Cela se ressent surtout dans les départements de sciences sociales où le wokisme est devenu “l’infini mis à la portée des caniches”, pour paraphraser Céline », relève Michaël Prazan.

« Un monde moins con »

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant d’observer que les jeunes sont particulièrement séduits par les préoccupations privilégiées du wokisme. Pour certains professeurs, il convient de s’en réjouir et non s’en inquiéter car cela ne fait que mettre en exergue une sensibilité nouvelle, une intelligence critique nouvelle liée à la jeune génération qui exige ce renouvellement de vocabulaire. « Qu’on le veuille ou non, les jeunes générations se subjectivisent, c’est-à-dire deviennent des sujets sociaux à travers toutes ces questions liées aux discriminations de race et de genre. Il me semble essentiel d’en tenir compte sinon on se coupe de cette jeunesse et de son avenir »[3], déclare François Cusset, historien des idées et professeur de civilisation américaine à l’Université de Paris (Nanterre), lors d’un débat sur les ondes de France culture. Ils voient aussi dans le wokisme une tendance égalitaire à l’œuvre depuis les années 1970. « Le phénomène woke nous amène plus de civilité vers un monde dans lequel on ne fait plus ce qu’on faisait dans les années 1980 ou 1990, quand par exemple on imitait l’accent africain pour faire rigoler ses copains, quand on risquait le harcèlement sexuel en fin de soirée et quand on effaçait des pans entiers de l’histoire dans les programmes scolaires », ajoute François Cusset. « C’est un monde tout simplement moins con ! Si on ne retient que les réactions extrêmes, alors on passe à côté de l’essentiel qui est ce progrès de civilité ». Laure Murat, historienne et essayiste, professeure de littérature à l’université de Californie à Los Angeles, partage son point de vue lorsqu’elle écrit dans Le Monde que « De nouvelles questions ont émergé. Peut-on séparer l’œuvre de l’artiste ? Peut-on juger un tableau, un film, une chanson, hors du contexte biographique et des méfaits de l’auteur sur les enfants/les femmes/les racisés ? Les musées organisent des colloques à la hâte, révisent leur accrochage, les journalistes s’agitent dans tous les sens, les écoles sont débordées devant ces adolescents qui refusent de parler des artistes délinquants. Haro sur Picasso, sur Gauguin, sur Polanski. C’est le canon qu’on assassine. Ou plutôt qu’on problématise, et qu’on reconsidère, avec de nouveaux outils. Ce n’est jamais mauvais »[3].

Si cela séduit les jeunes, c’est aussi parce que de tout temps, la jeunesse a besoin de combats. Or, aujourd’hui, les grands combats sont achevés. Ils inventent donc un monde qui n’existe pas pour pouvoir livrer combat. D’où l’idée que nous vivons dans une société où le racisme est systémique et où le privilège blanc ne fait qu’accroitre les discriminations et les inégalités raciales et de genre. Ce manichéisme irrigue bien la jeunesse. « Même si aux Etats-Unis, cela colle à une certaine réalité, en Europe, on ne se préoccupe pas de les ancrer dans une réalité européenne », regrette Michaël Prazan. « On prend les choses à l’identique et les plaque aux sociétés européennes sans même prendre la peine d’adapter ou de traduire le vocabulaire ».

Retour de bâton

Parmi ceux qui voient dans la dénonciation du wokisme une stratégie de délégitimation d’un discours et d’une pensée critique des rapports de domination, il y a aussi l’idée du backslash (retour de bâton) justifiant une mobilisation radicale des jeunes contre les discriminations. « Il y a un mouvement historique qui s’est ouvert après la séquence d’émancipation des années 1960 et 1970. Aujourd’hui, on assiste à un retour de bâton », précise François Cusset. « Il y a eu des accomplissements et les ennemis de toutes ces formes d’émancipation se sont déchaînés pour les limiter et les inverser. C’est cela qu’ont en tête les jeunes générations et c’est pour cela qu’elles se sentent en guerre. Une guerre rhétorique, une guerre de mots »4. Le mot est lâché : guerre. Dans cette perspective martiale, la violence, certes le plus souvent verbale, est très présente, d’autant plus que la colère domine souvent parmi les jeunes. Un sentiment qui n’est pas toujours simple à canaliser dans les relations avec les adultes, et tout particulièrement leurs professeurs. D’où l’allergie à la moindre contrariété ou la moindre contradiction dans l’espace public. Si quelqu’un prononce un mot de travers ou dit quelque chose qui ne leur plait pas (micro-agression), il faut à tout prix l’exclure afin de préserver un espace sécurisé (safe space). Ce phénomène s’observe un peu partout sur internet et les réseaux sociaux. « Il s’agira dans ce cas de pousser essentiellement les réseaux sociaux à se mobiliser, souvent à l’aide d’un hashtag producteur de viralité, pour mettre en évidence une injustice supposée et faire pression sur le bourreau présumé ou sur son employeur pour mettre fin à un contrat en cours »[5], précise Pierre Valentin, Auteur d’une étude sur le phénomène woke pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol). Dans cet univers manichéen où la nuance est systématiquement évacuée, la tendance à éliminer ou exclure tout ce qui dérange incarnée par la cancel culture (culture du bannissement ou de l’élimination) est une méthode pleinement assumée.

Pulsions épuratrices

Même si certains sont persuadés que de telles pratiques n’auraient pas pu se répandre sans les réseaux sociaux numériques, il est troublant de retrouver dans le wokisme les mêmes symptômes et les mêmes modes d’expression du maoïsme des Gardes rouges lors de la Révolution culturelle (1966-1976). « Certes, des gens ne sont pas envoyés dans des camps de rééducation dans les campagnes mais les similitudes sont nombreuses, et notamment la violence, la pulsion épuratrice et une exigence totalitaire envers les anciens de faire leur autocritique ou de disparaitre », nuance Michaël Prazan. « Le parallèle est saisissant à la fois dans l’intentionnalité et dans les pulsions qui mêlent une jeunesse toute puissante ayant découvert le feu sacré pour ensuite faire la leçon de manière très autoritaire à leurs aînés qui ne comprennent rien ».

Cette sensibilité exacerbée chez de plus de plus d’étudiants et d’étudiantes sur les questions de racisme, de sexisme et de genre n’est pas sans créer des tensions au sein des hautes écoles

et des universités. Des professeurs « blancs » de plus de cinquante ans sont régulièrement mis sur la sellette en étant accusés de véhiculer une vision patriarcale et donc d’exprimer des partis pris biaisés. « Certains de mes collègues professeurs ont perdu du crédit sur un tas de sujets auprès de leurs étudiants qui leur font sentir ou leur font parfois remarquer qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Des collègues plus âgés sont délégitimés en raison de leur âge, de leur couleur de peau et de leur sexe. Ce sont de vieux mâles blancs hétérosexuels ! Il leur est reproché de ne pas comprendre ce que ressentent les jeunes. C’est une véritable pulvérisation de l’universel », déplore François (prénom d’emprunt), professeur de philosophie dans une haute école bruxelloise. Dans les cas plus sévères, leurs paroles sont assimilées à des stratégies de conservation de leur monopole dans les sphères du pouvoir. Ce qui revient à imposer un cadre où la possibilité d’un désaccord bienveillant et étayé est d’avance écartée. « A l’instar de nombreux collègues, je n’ai pas envie d’intervenir dans ces débats car je sais pertinemment que la légitimité de notre parole est remise en cause », ajoute François. « Ils nous rétorquent systématiquement “d’où parlez-vous”. Ce fameux “d’où parles-tu ?” permet de nous délégitimer a priori et empêcher toute discussion. Cette expression ne fait que créer des bandes de taiseux. Si cette stratégie de l’hypocrisie s’est installée, c’est bien la preuve qu’il y a un vrai pouvoir de censure ou d’intimidation. Même s’il y a évidemment encore des progrès à accomplir en matière de lutte contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, notre société ne peut être décrite comme un univers de ségrégation raciale ou de prédation sexuelle. Nous ne vivons ni en Biélorussie ni en Iran ».

Paradoxe de Tocqueville

Ce professeur bruxellois met le doigt sur un des nombreux talons d’Achille des adeptes du wokisme : une fâcheuse tendance à déduire hâtivement une réalité générale néfaste à partir de cas particuliers, certes réels, mais minoritaires, voire marginaux. Ainsi, en se focalisant exclusivement sur les réalités négatives, ils refusent de voir celles qui sont positives. Ainsi, même quand l’Etat adopte des politiques résolument antiracistes et l’opinion publique y adhère majoritairement, les « activistes » woke estiment que le racisme systémique est toujours aussi puissant que par le passé. Ce déni dogmatique de la réalité donne corps au paradoxe que Tocqueville avait souligné au 19e siècle. L’auteur de La démocratie en Amérique observait en effet que plus les inégalités diminuent dans les sociétés démocratiques, plus les individus tolèrent ces inégalités et aspirent à encore plus de confort matériel. Ils ont donc paradoxalement envie de se révolter davantage quand la situation progresse. Aujourd’hui, de nombreux jeunes woke s’irritent de la lenteur des avancées en matière de lutte contre les discriminations mais font preuve d’une ignorance crasse des progrès accomplis par leurs aînés dans ces domaines et ne prennent pas non plus la peine de comparer la situation des minorités en Occident avec celles d’Orient ou du « Sud global ».

Il serait simpliste de répondre comme l’affirme François Cusset que « le Le woke n’existe pas ! Il s’agit d’un fantasme de la droite réactionnaire mis sur le marché des fantasmes politiques ». Il existe bel et bien des intellectuels et des universitaires progressistes qui s’inquiètent de la dérive idéologique qu’est le wokisme. Ils ont conscience qu’il s’agit d’un phénomène minoritaire et présent dans des espaces bien circonscrits. Mais ils savent aussi qu’une minorité agissante peut imposer ses idées, ses codes et ses pratiques à une majorité passive, peu concernée ou intimidée. Quel que soit l’avenir du wokisme, sa radicalité, ses outrances et ses dérives ne permettront pas de susciter l’adhésion du plus grand nombre pour réduire les inégalités et mettre fin aux discriminations.

[1] Racisé.e.s : une histoire franco américaine, documentaire réalisé par Michaël Prazan, France, 2022. Diffusé sur LCP-Assemblée nationale. Disponible sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=CXY0glmXihY

[2] Entretien avec Michaël Prazan.

[3] France Culture, « Qu’est-ce que le wokisme ? », Samedi 11 juin 2022.

[4] Laure Murat, « #metoo, sans même qu’on s’en rende compte, est devenu une évidence incontournable », Le Monde, 13 octobre 2022.

[5] Pierre Valentin, « L’idéologie woke, anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique (fondapol.org), juillet 2021, p.22.

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