06/12/2023
Regards n°1101

L’Enlèvement

Sélectionné à la compétition officielle du Festival de Cannes 2023, L’Enlèvement (Rapito) est un film dur, esthétique et courageux qu’a réalisé le cinéaste italien Marco Bellocchio. Il déterre l’affaire Mortara, ce scandale de l’Église qui, au milieu du XIXe siècle, indigna Bologne, puis toute l’Italie, et choqua jusqu’aux États-Unis.

Point de conte de Hanoucca à chroniquer, point de comédie réconfortante à l’horizon. Après Golda, voilà encore un film qui, coïncidence du calendrier, retourne l’estomac à la lumière de l’actualité et des otages capturés le 7 octobre dernier. L’Enlèvement dépeint un drame avéré : un soir de 1858, des soldats du pape font irruption chez les Mortara, famille juive de Bologne, pour embrigader dans les ordres leur fils Edgardo, âgé de 7 ans, baptisé à l’insu de tous. Incrédules, dévastés, les parents tenteront tout pour récupérer leur fils.

Unique dans son retentissement mais effacée par les années, l’affaire Mortara n’aura cependant pas été un fait isolé : « Il y a eu de nombreux cas – des centaines depuis les années 1500 – en raison du fait que les familles juives, durant shabbat, avaient besoin d’avoir une servante catholique », explique le réalisateur. Et si les conversions forcées constituaient souvent le seul moyen pour ces familles de récupérer leur enfant kidnappé, les Mortara n’accepteront, eux, jamais de faire du judaïsme une monnaie d’échange.

Tirant de l’ombre ces abus dans une fresque grandiloquente, Marco Bellocchio, 83 ans, manie le clair-obscur dans le fond comme dans la forme. S’appuyant sur les faits historiques, il extrapole le cheminement de ses personnages. Il s’empare de la caméra comme d’un pinceau, joue des contrastes, étale sur l’écran les ors et les pourpres du pouvoir pontifical inflexible face aux heures sombres traversées par la famille meurtrie. Il illustre l’agitation de la rue qui aboutit à l’unification de l’Italie, éclaire les individus dans la foulée ; pointe le pouvoir de la presse qui mobilise l’Italie libérale et sensibilise la communauté juive internationale.

Bellocchio orchestre ses images au rythme d’un montage et d’une musique haletants, crée des rimes et des dissonances. À la chaleur familiale succède la froideur pontificale, aux prières hébraïques adressées à Elohim supplée le rite en latin voué au Christ. Et certaines séquences s’imprimeront sur la rétine, telles ces tentatives diplomatiques des représentants de la communauté juive de Bologne implorant Pie IX ; tel ce retentissant procès débouchant sur le cri abyssal, animal, d’un père malmené.

Syndrome de Stockholm

Mais. Il y a surtout l’étrange destin du tendre Edgardo, au centre de l’affiche du film, qui apparaît tel un jouet, un trophée, sur les genoux du pape. Arraché à l’insouciance, le garçon n’aura d’autre choix que puiser dans ses ressources pour s’adapter, se soumettre aux nouvelles règles et aimer Jésus-tué-par-les-Juifs. Ses détresses et satisfactions passent ici sous cape, le catéchumène observe, obéit. Son regard spontané fixe désormais une croix placée au loin, en hauteur. C’est aussi, passé le conflit de loyauté, l’histoire d’un lavage de cerveau, d’un endoctrinement, mâtiné du syndrome de Stockholm, lequel laisse apparaître l’attachement de la victime à ses bourreaux. C’est enfin l’histoire d’une vie brisée, d’une famille mutilée, d’une communauté abusée.

Encore une fois, cette révélation historique, servie par des acteurs magnifiques d’intensité, vaut l’effort d’aller voir, en salle, ce film aux résonnances particulièrement douloureuses. En surimpression de ce récit, défileront des images et des références plus récentes, qu’il s’agisse des « enfants cachés » durant la Seconde Guerre mondiale ; de l’affaire Finaly – où la tante de Gérald et Robert, orphelins de parents juifs morts en déportation, avait peiné à récupérer ses neveux, retenus et baptisés par Antoinette Brun –, ou encore du film Amen de Costa-Gavras, récemment diffusé sur Arte.

Marco Bellocchio, qui avait découvert l’affaire Mortara il y a une dizaine d’années, s’était rétracté lorsqu’il avait appris l’intérêt de Steven Spielberg pour ce même sujet. Lorsque Spielberg a abandonné le projet, il y est revenu de plus belle, dénonçant les agissements avilissants de l’Église et rendant hommage à cette famille juive qui n’a cessé de se battre, de sensibiliser l’opinion face au pouvoir arbitraire. Marco Bellocchio, qui s’est récemment vu remettre une Palme d’honneur pour l’ensemble de sa carrière à Cannes, et qui n’en est pas à sa première critique ouverte de l’Église, a envoyé une copie de L’Enlèvement au Vatican.

L’ENLÈVEMENT

Un film de Marco Bellocchio

Durée : 135 minutes

Sortie en salles : le 6 décembre 2023

Trailer : https://youtu.be/qyjVj1uv194

 

Écrit par : Florence Lopes Cardozo

Esc pour fermer

EDITO
Même s’il croupit en prison, l’assassin de Rabin a gagné
Le 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv, les balles tirées par Yigal Amir n’ont pas(...)
04/11/2025
Nicolas Zomersztajn
Israël
HUMEUR
Chasse aux sorcières à l’Université
Humeur de Joël Kotek
04/11/2025
Joel Kotek
Antisémitisme
ARABE JUIF
Penser le rapprochement juif et musulman depuis la condition minoritaire
Alors que l’antisémitisme ressurgit, il devient urgent de repenser nos solidarités entre Juifs et Musulmans. Non pas sous l’angle des(...)
04/11/2025
Fouad Benyekhlef
Société
BLOC NOTE
La guerre de Gaza. Un bilan
Bloc-notes d’Élie Barnavi
04/11/2025
Elie Barnavi
Israël
iSRAEL ANALYSE
Dans les coulisses du cessez-le-feu à Gaza
Comment Trump a fait d’un échec tactique une opportunité diplomatique, mis la pression sur le Hamas tout en tordant le(...)
04/11/2025
Frédérique Schillo
Israël
dISCOURS yr
Le dernier discours d’Yitzhak Rabin
À l’occasion du 30e anniversaire de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, il nous semble important de lui rendre hommage, notamment en reproduisant(...)
04/11/2025
Véronique Lemberg
Israël