Regards n°1104

Little Girl Blue

Il était trois fois, des histoires de filles devenues femmes et de femmes devenues mères. Et comme sur une planche à polycopier, des grandes lignes tragiques se sont reproduites. Monique Lange fut la mère de Carole Achache qui fut la mère de Mona Achache. Toutes trois ont fréquenté des personnalités du monde littéraire parisien, ont traversé son faisceau de lumière et se sont emparées de l’écriture comme d’un radeau. Qui la plume, qui la plume et l’appareil photo, qui la plume et la caméra.

Toutes trois ont été abusées, les premières ayant flotté dans des ambivalences vis-à-vis de leur descendance jusqu’à ce que la cinéaste empoigne sa vie pour mettre ces tragédies à distance : « J’ai très envie que tu te débarrasses de ça, de ces caisses », l’encourage son père en voix off. Quatre générations de femmes et de filles s’animent à l’écran. À commencer par Monique Lange qui avait gravi, dans les années 1950, tous les échelons chez Gallimard et qui fréquentait Albert Camus, Jean Genêt, Marguerite Duras, Violette Leduc ou Jorge Semprún ; elle s’était elle-même mise à écrire.

Élevée dans cette sphère intellectuelle, sa fille, Carole Achache, tombe, tôt, sous la coupe de Jean Genêt qui fera d’elle, comme d’autres, son jouet jusqu’à le casser. Consciente de cette perversité mais fascinée par l’auteur, Monique faillit dans son rôle protecteur. « Le savoir précoce est une nourriture formidable, on ne peut pas savoir qu’il pourrait être néfaste à un enfant », articule Carole, interprétée par une Marion Cotillard confondante.

Livrée à elle-même, libre de son corps mais tiraillée par sa prostitution morale, Carole patauge. « Comment une gamine comme moi, avec un tel potentiel, a eu une conduite d’échecs aussi remarquable. Je suis régulièrement hantée par ce que j’ai vécu », rabâche-t-elle. Devenue photographe et écrivain, elle publie notamment, en 2008, La Plage de Trouville, l’histoire d’un tableau volé chez sa grand-mère pendant l’occupation, ou, en 2011, Fille de, livre dans lequel elle évoque avec tendresse et violence de sa mère, décédée en 1996.

Mona Achache, quant à elle, est aussi présente dans ce film consacré à sa mère qu’elle est discrète sur sa vie privée. Née en 1981, la réalisatrice semble d’ailleurs s’être inscrite dans son sillage à travers son long-métrage Cœurs vaillants (2022). Coécrit avec Valérie Zenatti, ce film retrace l’odyssée de six enfants juifs cachés au château de Chambord, au milieu d’œuvres d’art cachées du Louvre, pendant la guerre.

 

Archives familiales

Pour raconter l’histoire de sa lignée maternelle, Mona a déployé, autour d’elle, un océan de papiers, carnets, lettres, films, enregistrements et photos de sa mère, parmi lesquelles certains clichés d’elle-même. Entreposés dans une vaste pièce de l’appartement vidé, ces amoncellements s’apparentent à un terril d’informations, mais aussi à des piles d’immondices. Le lourd héritage de cette femme qui en a fait des caisses, est un cri muet, un puzzle impudique de pièces qui supplient d’être emboîtées. Trier, ouvrir, classer. Mona clique sur un dossier, assemble des photos, bricole le passé. Sa propre mère avait elle-même tout archivé autour de sa propre mère.

Pour faire revivre ses archives, Mona a convié Marion Cotillard à jouer sa mère. Étrangère comme nous à cette histoire, l’actrice entre petit à petit, comme dans l’eau froide, dans l’intimité de Carole. On la regarde s’imprégner de tout avant de glisser sous ses traits comme dans ses vêtements. La métamorphose opère sous nos yeux, l’actrice se fond dans son personnage intense et tourmenté.

Le thème de la mer, avec ses vagues calmes et incessantes, ouvre et ferme le film. La poésie et les symboliques, les rimes et reproductions de gestes maternels, déferlent sur ce montage absolument personnel et incontestablement universel. Il y est question de femmes libres en quête de libérations psychiques, de perversions, de viols, de soifs de vie, de flirts avec le suicide, d’écriture, de délestage de fardeaux au fond de la mer. On pourra penser, à bien des égards, à Chantal Akerman, à Nan Godin, aux docufictions Un jour, un Destin à la télévision ; aux filles d’Olfa au cinéma ; et à d’autres fresques familiales, ceux de la grande famille des humains. 

Écrit par : Florence Lopes Cardozo

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Annette Wieviorka
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Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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