Regards n°1092

Les craintes des Juifs de diaspora

Composé de conservateurs nationalistes, de religieux messianiques et d’ultra-orthodoxes, ce gouvernement ne veut plus entendre parler de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice, de respect des minorités ni de droits fondamentaux. C’est pourquoi la pierre angulaire de sa politique réside dans la réforme du système judiciaire Outre la politisation de toutes les nominations des juges, il prévoit de réduire considérablement les prérogatives du pouvoir judiciaire, et tout particulièrement celles de la Cour suprême, seule garante de l’Etat de droit dans son contrôle de la conformité des textes législatifs aux Lois fondamentales israéliennes. Le Parlement pourrait donc voter des lois qui aillent à l’encontre des décisions de la Cour suprême, et ce à la simple majorité absolue.

Cette dérive illibérale fait voler en éclat l’idée partagée par une majorité de Juifs diaspora selon laquelle Israël est un Etat juif et démocratique. N’ont-ils pas coutume de souligner fièrement qu’il s’agit même de « la seule démocratie du Proche-Orient » ! Même parmi les tenants de la défense inconditionnelle d’Israël, quel que soit son gouvernement, cette réforme heurte profondément leur sensibilité démocratique. « Cela rendra beaucoup plus difficile pour les gens comme moi qui essaient de défendre Israël devant le tribunal international de l’opinion publique de le faire efficacement. Ce serait une tragédie de voir la Cour suprême affaiblie », a déclaré le 8 janvier Alan Dershowitz sur les ondes de Galei Tsahal (radio militaire israélienne). « Ce serait une tragédie de voir la Cour suprême affaiblie ». Ce très célèbre avocat américain, professeur de droit à l’université Harvard, ardent défenseur d’Israël sur la scène internationale et ami de Benjamin Netanyahou a même ajouté que s’il était en Israël, il se joindrait aux centaines de milliers de manifestants. « Ce qui est en danger, ce sont les libertés civiles, les droits des minorités que la Cour suprême est censée protéger », a-t-il conclu.

Faire sauter le verrou de l’Etat de droit

En faisant sauter le verrou de l’Etat de droit, le gouvernement entend bien adopter une série de mesures que les Juifs de diaspora pourront difficilement approuver. Parmi les projets de loi les plus controversés figurent notamment la fin de l’interdiction de siéger pour les députés coupables d’incitation à la haine raciale, la privatisation de médias publics, l’annexion progressive des territoires palestiniens de Cisjordanie, l’octroi de nouvelles dérogations au droit commun pour les ultra-orthodoxes, la primauté accordée au judaïsme orthodoxe en droit des personnes et la révision de la loi du retour de 1950 en supprimant la clause dite « grands-parents » qui permettait à toute personne ayant au moins un grand-parent juif d’en bénéficier. Seules les personnes juives selon la Halakha (loi juive) dans son acception orthodoxe pourront se prévaloir de la loi du retour. Ce qui limite sérieusement le champ d’application de cette loi auprès d’un judaïsme diasporique majoritairement non-orthodoxe où les mariages mixtes sont très répandus.

En énumérant les différents projets dans les cartons de ce gouvernement, de nombreux Juifs de diaspora se sentent mal à l’aise et ont surtout le sentiment désagréable que leur attachement indéfectible à la démocratie, à l’Etat de droit et aux droits de l’homme, en ce compris le respect des minorités, se heurte désormais à un Etat d’Israël dominé par des ethnocentristes, des ultra-nationalistes et des fanatiques religieux vomissant leur conception moderne du judaïsme et de l’identité juive ainsi que toutes les valeurs universalistes qui leur sont précieuses. Rabbin appartenant à l’organisation juive libérale française Judaïsme en mouvement, Delphine Horvilleur exprime ce malaise dans l’éditorial du mois de janvier de la revue de pensée juive Tenou’a dont elle est la directrice de la rédaction : « J’enrage de voir ce nouveau gouvernement nourrir une telle aberration, se gargariser de son respect des valeurs juives « véritables et ancestrales », s’ériger en garant de la pureté de l’identité et établir en son nom des ministères, délégitimer les voix plurielles du judaïsme mondial pour ne « cashériser » qu’une recette orthodoxe et messianico-nationale, faire de la lutte contre l’égalité hommes-femmes, contre l’homosexualité, ou pour la suprématie ethnique des « valeurs juives ». Alors non, l’Etat juif n’a pas gagné contre l’Etat démocratique… pour la simple et bonne raison que l’un et l’autre sont les immenses perdants du virage actuel. Le judaïsme fait aujourd’hui l’objet d’un kidnapping idéologique, au nom de certitudes messianico-nationalistes qui l’amputent d’une partie de lui-même, de ce qu’il a pu être et ce qu’il pourrait encore dire ». Et Delphine Horvilleur prend soin ensuite de préciser que les forces politiques et religieuses porteuses de cette vision nationaliste messianique doivent être combattues sur le terrain des droits de l’homme et aussi au nom du judaïsme : « L’interprétation juive d’un Ben Gvir n’est qu’une voix, une langue parmi toutes celles que le judaïsme peut parler. Il n’est pas ma langue juive, pas celle dans laquelle je parle à mes enfants, mes élèves ou mes amis, pas celle en laquelle je crois. Son message exclusif et excluant nous appauvrit et nous condamne, quand il affirme détenir la pleine légitimité. Il doit être, à ce titre, combattu de l’intérieur même de la tradition juive, et pas uniquement par les forces de la démocratie moderne. Il nous revient de ne laisser ni le sionisme ni le judaïsme être kidnappés par ceux qui s’en affirment les uniques propriétaires. Il nous revient de lutter pour la démocratie en Israël, non pas contre le judaïsme, mais avec et grâce à lui ».

Ne pouvant jouer sur deux tableaux à la fois, les Juifs de diaspora ne peuvent d’une part défendre vigoureusement la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme en diaspora et d’autre part accepter qu’en Israël tous ces principes qu’ils défendent soient bafoués. Ils ne peuvent donc que s’exprimer pour dénoncer cette dérive. « Toutes ces remises en cause, celle du caractère démocratique de l’Etat d’Israël, du respect de l’Etat de droit et du lien avec le peuple juif à travers la loi du retour ne correspondent pas à l’état d’esprit des Juifs de diaspora même si pour ces derniers il est impossible d’imaginer de rompre le lien particulier qu’ils entretiennent avec Israël. En revanche, ils seront amenés à préciser clairement et ouvertement qu’ils ne se reconnaissent pas ces choix politiques israéliens », explique David Chemla, co-fondateur de J-Call, l’appel de Juifs européens pour la paix au Proche-Orient, dont il est le secrétaire général européen.

Rencontrez Danny Trom

le mardi 8 mars 2023 à 20h au CCLJ
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Rupture du lien entre le diaspora et Israël

Si un ardent militant pour la fin de l’occupation des Territoires palestiniens comme David Chemla n’envisage pas encore une rupture du lien entre les Juifs de diaspora et Israël, cette question occupe pourtant tous les esprits. Dans un article publié en janvier dernier dans K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle dont il est le rédacteur en chef adjoint, Danny Trom, sociologue chargé de recherche au CNRS, estime que « la composition du nouveau gouvernement formé par Benjamin Netanyahou qui fait la part belle au sionisme religieux et à un nationalisme lui-même toujours davantage teinté du référent religieux marque une rupture dans l’histoire d’Israël et du sionisme lui-même » C’est comme si l’on assistait aujourd’hui à l’intérieur même de l’Etat d’Israël à une revanche obscurantiste et religieuse contre le sionisme en tant que produit de la modernité et des Lumières juives et contre les Juifs qui s’en réclament. C’est une terrible ironie de l’histoire car le sionisme a trainé avec lui sans s’en apercevoir l’opposition radicale aux Lumières et à la modernité juives dont il est le produit. Cette opposition radicale incarnée par le sionisme religieux dans sa version messianique apparait donc comme un passager clandestin dont les sionistes laïques ne se méfiaient pas. Mais ce passager clandestin inoffensif en apparence a grandi et s’est renforcé bien au chaud à l’intérieur même du mouvement sioniste et des structures nationales israéliennes. Il a tellement gagné en puissance qu’on se demande maintenant s’il n’est pas en train de prendre sa revanche et de régler son compte à la modernité juive en se débarrassant de tous les fondements de de l’émancipation juive avec l’accord des ultra-orthodoxes prêts à tout pour renforcer la norme traditionnelle religieuse au détriment de la sécularisation du monde juif chère aux pères fondateurs d’Israël.

« Est-il possible qu’un jour l’Etat d’Israël se révolte contre le sionisme politique moderne qui l’a pourtant enfanté ? Est-il possible que, dans la foulée, l’Etat d’Israël se détourne de la diaspora comme un enfant se détourne de ses parents ? », s’interroge Danny Trom. « Jusqu’à présent nous préférions fermer les yeux, ne pas y penser, mais dorénavant, oui, cette éventualité ne pourra plus quitter nos esprits. Car désormais le récit providentiel-messianique, auquel nous ne prêtions qu’une attention distraite, n’est plus encapsulé dans une idéologie marginale, il a pénétré de larges couches de l’électorat en s’amalgamant à une crispation nationaliste, comme si le sionisme religieux remportait toute la mise dans un jeu où il n’était jadis, il n’y pas si longtemps, qu’un joueur excentrique. Il menace de tout évidence l’esprit libéral auquel le sionisme doit un Etat de droit le plus solide qui soit, un Etat refuge dont la vocation est l’accueil des Juifs par temps mauvais, et un Etat prêt au compromis territorial dès lors que sa sécurité est assurée ».

Fin de la tranquillité existentielle

La question qui se pose aujourd’hui aux Juifs de diaspora est existentielle et identitaire car ils sont contraints d’envisager une situation problématique que le projet sioniste et la création d’Israël avait résolue : que faire lorsque l’Etat d’Israël en tant que concrétisation d’un projet élaboré par des Juifs européens dans une perspective émancipatrice et démocratique se retourne contre les Juifs de diaspora et leur claque la porte au nez en limitant les conditions d’éligibilité de la loi du retour, expression concrète du refuge que constitue Israël ? Même s’ils ne sont pas encore ne mesure de formuler une réponse claire ni d’enrayer la tendance lourde qui s’exprime en Israël, les Juifs de diaspora sont contraints de se poser cette question désagréable qui les renvoie à une vulnérabilité qui les effraye. « Chaque Juif, qu’il le veuille ou non, aussi critique soit-il du sionisme et de la politique de l’Etat d’Israël, sent ce qu’il lui doit à défaut de toujours le savoir : la tranquillité existentielle que confère un Etat destiné aux juifs. A condition que cet Etat continue de remplir la fonction que nous, Juifs d’Europe, ses parents, lui avons confiée », conclut Danny Trom.

Certains pourront toujours relativiser le problème en faisant valoir que la vague populiste et illibérale ne s’abat pas que sur Israël. De nombreux pays démocratiques, dont certains Etats européens, subissent ce phénomène. Toutefois, il est important de garder à l’esprit que la démocratie illibérale et tous ses dérivés autoritaires ne contiennent que des ingrédients préjudiciables aux Juifs. Et l’histoire juive est riche d’exemples qui le confirment. Il serait donc un comble que le seul Etat juif au monde puisse muter en une version moyen-orientale d’un régime politique traditionnellement et systématiquement peu amène envers les Juifs alors qu’il était censé leur permettre d’envisager leur avenir sereinement.

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Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
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