Les Servantes écarlates d’Israël contre la réforme judiciaire

Frédérique Schillo
En Israël, chaque apparition spectrale de ces femmes en rouge et blanc donne lieu à des scènes saisissantes. Qui sont ces militantes devenues un symbole des manifestations contre la réforme judiciaire ?
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Vêtues d’une longue cape rouge écarlate, le visage dissimulé sous une cornette blanche, elles défilent lentement en rang, tête baissée et mains jointes, dans un lourd silence accusateur. A chaque manifestation, elles fendent la foule. On les voit bloquer les carrefours, défier la coalition devant la Knesset, se poster telles des vigies sur le port de Saint-Jean d’Acre ou entrer dans une ronde sépulcrale autour de la célèbre fontaine du Kikar ­Dizengoff à Tel-Aviv.

Ce sont les Servantes écarlates, tout droit sorties du roman de la Canadienne Margaret Atwood, une dystopie publiée en 1985 qui raconte comment les femmes sont réduites au rang d’esclaves à l’avènement d’une dictature religieuse. Depuis le succès planétaire de son adaptation en série, la Servante écarlate est devenue un symbole de la lutte contre le patriarcat. En Israël, chacune de leurs apparitions d’une esthétique folle surprend et intrigue. Elles ont ainsi arpenté les rues de Tel-Aviv en formations, comme une armée de femmes qui se soulèvent et proclament qu’elles n’ont pas peur. A l’origine du mouvement, il y a la militante féministe Moran Zer Katzenstein, une quarantenaire mère de trois enfants, venue du secteur de la high-tech après avoir travaillé quelque temps au Shin Beth. Elle a fondé l’Association Bonot Alternativa (« Bâtisseuses d’alternative ») en réaction au viol collectif d’une adolescente à Eilat en 2021. Comme tant d’autres, elle s’est mobilisée contre la réforme judiciaire, prenant part aux manifestations monstres qui se tiennent depuis le 7 janvier chaque samedi soir en Israël.

Des manifestations historiques

Jamais autant d’Israéliens n’étaient ainsi descendus dans les rues de Tel-Aviv, Haïfa, mais aussi des villes moyennes comme la ronronnante Beersheba ou la conservatrice Netanya. Des rassemblements qui ont pu réunir jusqu’à 650.000 personnes par soir ; soit près de 10% de la population juive du pays. A la différence de ce qui s’est passé en 2020 avec les « manifestations de Balfour », du nom de la résidence du Premier ministre à Jérusalem, où les éternels vieux militants ashkénazes de gauche côtoyaient quelques jeunes irréductibles, parfois assez violents, le mouvement actuel mobilise toutes les générations sur un éventail politique allant de l’extrême-gauche à la droite, y compris des religieux, et toujours dans un esprit familial et bon-enfant. Hier les manifestants visaient Netanyahou, dont le procès pour corruption, fraude et abus de confiance venait de s’ouvrir ; aujourd’hui ils s’opposent au « Crime Minister » comme aux dangereux projets de sa coalition d’extrême-droite. Les Israéliens sentent bien combien cette réforme judiciaire risque de faire basculer le pays dans un autre régime. Ils viennent défendre la démocratie israélienne, ce miracle de 75 ans, en se réappropriant le drapeau. Sous les nuées bleues et blanches, on voit beaucoup de rouge.

Ligne rouge

Tout a commencé avec des t-shirts rouges portés comme un étendard. « Nous traçons une ligne rouge et nous ne permettrons pas à ce gouvernement de porter atteinte à nos droits », déclarait Katzenstein le 8 mars en marge d’événements organisés pour la journée internationale des femmes, notamment une chaîne humaine écarlate le long de la promenade de Tel-Aviv. L’image a fait parler. Mais il fallait un symbole fort pour marquer les esprits.

L’idée est venue sur le groupe WhatsApp de Bonot Alternativa retrace au Haaretz la journaliste et militante Hadas Ragolsky : « Tout le monde connaît l’image et ça marche ». Il faut dire que d’autres féministes ont déjà revêtu le costume de la Servante écarlate. Début 2017, des femmes ont ainsi défilé en faveur de l’avortement au Texas et encore l’été dernier à Buenos Aires. Leur tenue porte une esthétique puissante devant laquelle personne ne reste indifférent. « Epoustouflant » a même réagi à une vidéo des Israéliennes Margaret Atwood sur Twitter. La romancière comprend que son costume de fiction inspire. « Comme c’est un symbole visuel, les femmes peuvent l’utiliser sans crainte d’être arrêtées pour troubles alors qu’elles le seraient si elles criaient dans des endroits comme un parlement », expliqua-t-elle en 2018 au Guardian. « Personne ne peut les accuser d’être impudiques : elles sont bien camouflées. Mais tous ceux qui voient ces groupes de femmes savent ce qu’elles veulent dire ».

A la première manifestation des Servantes écarlates, une vingtaine de femmes a défilé à Jérusalem. « Nous n’avions pas conscience du pouvoir de ce mouvement », expliquait Katzenstein en recevant le prix Shimon Peres pour la Paix en avril. Désormais, elle dispose d’environ 8.000 costumes, « financés par crowdfounding », précise-t-elle en réponse à la ministre des Transports Miri Regev qui pointait « une puissance étrangère ». Quant aux accusations racistes d’une autre passionaria d’extrême-droite, la ministre de l’Information Galit Distel-Atbaryan, qui a tweeté que « ces femmes en rouge viennent de quartiers très blancs », Bonot Alternativa revendique des militantes de tous âges, conditions et origines. Gaot, une manifestante interrogée sur N12, souligne venir d’une famille sépharade de droite. « Petah Tikva et Arad sont des villes très blanches ! » s’amusent des manifestantes réunies autour de Katzenstein, qui a elle-même grandi à Holon dans un foyer religieux.

Un gouvernement misogyne

« Dès mon plus jeune âge, je savais que je ne voulais pas être religieuse », confie-t-elle dans le magazine israélien Atmag. « Lors des bénédictions du matin, lorsque j’étais enfant, j’étais agacée par la bénédiction ‘Bénis sois-tu, ô mon Dieu, de ne pas m’avoir fait femme’ ». Depuis elle s’est libérée des diktats religieux, même si elle garde un lien avec la tradition. « Nous seules, les femmes, déciderons de notre avenir. Vous ne déciderez pas pour nous comment nous allons nous marier ou divorcer, et servir Tsahal, si nous voulons avorter, ce que nous allons porter, que nous devons nous asseoir à l’arrière du bus, vous ne nous étiquetterez pas et ne nous ferez pas taire ». Or, c’est bien le programme pour les femmes de la majorité de la coalition au pouvoir. L’un des premiers accords de coalition signés entre le Likoud et le Judaïsme de la Torah (ashkénazes ultra-orthodoxes) est d’autoriser la tenue d’événements publics où hommes et femmes sont séparés. Récemment, le Likoud a présenté une proposition de loi pour réserver des plages horaires aux femmes dans les rivières des parcs nationaux.

Mais qu’attendre d’un gouvernement où les femmes sont quasi invisibles ? Sur 32 ministres se répartissant parfois plusieurs portefeuilles, seuls six sont des femmes. Et l’on ne peut pas dire qu’elles aient la sororité au cœur. Brièvement nommée à la tête d’un « ministère pour l’avancement du statut des femmes » avant d’être désignée consule à New-York, May Golan (Likoud) vient de voter contre deux lois issues du précédent gouvernement : la première projetait de réunir les ADN de délinquants sexuels dans une banque de données ; la seconde imposait un bracelet électronique aux auteurs de violences conjugales. Le ministre de la Sécurité Itamar Ben-Gvir s’est réjoui du retrait de cette loi et annoncé une nouvelle incluant « les droits des hommes ». Quelques jours plus tard, l’assassinat de Darya Leitel à coup de marteau par son mari, dont elle avait signalé les violences, a suscité la colère des associations féministes. Et convaincu plus de femmes de descendre dans la rue.

Engagements politiques

« Nous sommes dans une situation où nous craignons de nous réveiller un jour et de constater que nos droits nous ont été retirés », s’inquiète Katzenstein. Sans que la Cour suprême ne puisse intervenir puisque tel est aussi l’objectif de la réforme judiciaire de Netanyahou. Avec 19 autres associations féministes (Na’amat, Forum Dvorah, Woman Wage Peace…), la fondatrice de Bonot Alternativa a rédigé une charte d’« engagement à créer une dynamique égalitaire et sans danger pour les femmes » qu’elles ont fait signer à tous les chefs des partis de gauche et du centre. Parmi leurs promesses : la parité dans les partis, administrations et entreprises publiques, la lutte contre les violences faites aux femmes avec l’adoption des deux lois rejetées et l’engagement à agir pour une société plus égalitaire, en réduisant notamment les écarts de salaires et en abolissant les discriminations dans l’espace public.

Un programme très ambitieux, sans doute un peu naïf, qui a le mérite d’offrir une alternative réjouissante à la vision funèbre des Servantes écarlates.

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Giacomo Douenias
Giacomo Douenias
11 mois il y a

Mascarade…

Marc Rozenberg
Marc Rozenberg
11 mois il y a

Très clair et didactique

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris