Mais Bernard-Henri, vous êtes juif ?

Michel Gheude
S’il on s’en tient aux commentaires haineux que l’évocation de son nom suscite depuis tant d’années, Bernard-Henri Lévy est bel et bien l’intellectuel français qu’il faut absolument détester. Si certains expliquent cette haine par sa posture d’intellectuel ultra médiatique ou encore par sa chevelure soignée et ses chemises blanches, d’autres estiment plus sérieusement que sa judéité pleinement assumée en est la cause principale.
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« C’est un vieux con de bourgeois de la gauche caviar et planquée, plus préoccupé par son brushing impeccable et son adorable petite gueule que par le sort des Bosniaques et des Afghans ». C’est ce que me répond sans ambages une amie journaliste à qui je viens de dire mon enthousiasme pour le dernier livre de Bernard-Henri Lévy. Et pour couper court à toute réplique, elle ajoute : « Quand on se trompe systématiquement depuis 50 ans, on devrait avoir la décence de fermer sa gueule ! ».

Sur Facebook, j’avais à peine posté son appel à donner le Prix Nobel à Salman Rushdie, qu’un ami me rappelait qu’il était responsable de la guerre en Lybie. J’avais oublié. J’avais oublié ce coup de fil de BHL à Sarko pour que celui-ci comprenne enfin la situation libyenne que le Quai d’Orsay et les services lui avaient cachée. J’avais oublié que, manipulé par BHL, Sarkozy avait appelé David Cameron et que ce dernier avait aussitôt réveillé Barak Obama à la Maison Blanche. J’avais oublié que le Président américain n’était pas chaud-chaud pour faire décoller ses F35 mais que quand le Premier britannique lui avait glissé que c’était un appel de BHL, il avait immédiatement demandé une réunion du conseil de sécurité pour faire approuver l’intervention. Et voilà comment la guerre en Lybie avait éclaté et comment un grand dirigeant du tiers monde qui, même en voyage officiel, dormait sous sa tente plutôt que dans les palaces, avait été sauvagement tué sur le conseil d’un Parisien prétentieux qui avait trouvé ce vil moyen pour se faire valoir ! Et je n’avais pas encore eu le temps d’ironiser sur le fait que dans des pays où il faut des années de débats pour modifier la moindre législation, il était ridicule de croire que les guerres pouvaient commencer sur le coup de téléphone d’un écrivain, qu’un nouveau commentaire rendait le malheureux BHL co-responsable, avec la CIA, de la guerre en Ukraine ! Pourquoi tant de bêtise ? Pourquoi tant de haine ? Pourquoi à chaque intervention, cette avalanche de clichés, sans rapport avec le contenu de ses livres, ni avec ses prises de positions, y compris chez celles et ceux qui, sur le fond, sont d’accord avec lui ?

Un Juif pas comme il faut

Je tente une hypothèse : il est juif. Mais enfin, direz-vous, c’est une plaisanterie ! Des écrivains, des penseurs, des polémistes juifs, il en existe plus d’un et aucun n’est comme lui entarté, réellement ou virtuellement, à chaque occasion par la majorité de vos amis ! Parlons plutôt de ses chemises, des photos où il se dresse sur la pointe des pieds, de son arrogance télévisuelle ou de ses amitiés avec des milliardaires. Vous ne voyez pas qu’il est trop nanti pour être sincère ? Trop Saint-Germain-des-Prés, trop Saint-Paul-de-Vence ? Trop télé pour un intello ? Trop jet privé pour un progressiste ? Trop logo d’entreprise pour un écrivain ? OK. Je rectifie : parce qu’il est juif et, premièrement, qu’il l’affiche, qu’il l’explique, qu’il le revendique. Car voilà un Juif qui ne rase pas les murs, voilà un Juif d’affirmation et qui s’affirme sur des centaines de pages depuis Le Testament de Dieu en 1979 jusqu’à L’Esprit du Judaïsme en 2016 en passant, entre autres, par les 80 pages de l’Être juif dans Récidives en 2004 et les 300 pages de Génie du Judaïsme dans Pièces d’identité en 2010.

Deuxièmement parce que cette affirmation n’est pas celle d’une intimité, d’un « à côté » en marge de ses combats, mais, au contraire qu’il ne cesse de dire que ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il fait, il le pense, il le dit, il le fait, parce qu’il est juif. De sorte que ceux qui sont en désaccord avec lui y trouvent secrètement une raison supplémentaire d’avoir raison contre lui, mais surtout que ceux qui sont d’accord avec lui, sont gênés de l’être, parce que, eux, ne se sentent pas du tout juifs de penser, de dire et d’agir comme lui.

Ils défendent les Kurdes ou les Darfouris, Zelensky ou les réfugiés des camps de Lesbos, parce qu’ils sont humanistes, ou de gauche, ou chrétiens, mais pas parce qu’ils sont juifs même si parfois ils le sont. Rien à voir ! On peut dire qu’on est juif pour commémorer la Shoah, c’est émouvant. On peut dire qu’on est juif quand on combat l’antisémitisme, c’est légitime. On peut dire qu’on est juif quand on critique Israël, c’est très apprécié. Mais sur les autres sujets, les juifs sont censés être comme tout le monde et ne pas prétendre qu’ils auraient d’autres raisons, voire de meilleures raisons, des raisons juives, de penser, de parler et d’agir. Bref BHL n’est pas juif comme les non-Juifs de gauche pensent qu’un Juif se doit d’être.

L’éthique contre la politique

Et que dit-il ce Juif d’affirmation ? Il dit : je suis philosophe, mais je suis davantage de Jérusalem que d’Athènes. Dès Le Testament de Dieu, publié en 1979, il dresse d’Athènes un portrait au vitriol et fait de la bible hébraïque et des prophètes la source de toute éthique de la résistance. Contre la politique et ses fausses promesses messianiques d’un avenir imaginaire lumineux au prix d’un présent de souffrances bien réelles, il dit que la réponse est juive, et que la réponse juive est éthique, pas politique : « Faire ce qu’il y a à faire aujourd’hui, sans considération de ce qui pourrait ou non advenir demain ». « Peser de tout son poids dans cette balance du bien et du mal » parce que le monde se défait mais qu’il suffit de quelques justes pour que le monde ne s’écroule pas, pour que le lien entre terre et ciel résiste. Pas d’avenir radieux, pas d’apocalypse glorieuse, mais « Une bribe de justice, ici. Un fragment de bonté, là. Un instant d’intelligence, encore ici, tel un vif-argent. Eh bien cela suffit. Car ce sont comme les poutres du monde ». 

Il restera fidèle à cette ligne. Et son judaïsme ne sera pas victimaire. C’est au contraire celui d’une Jérusalem triomphante. Non seulement Hitler n’a pas gagné, le peuple juif a survécu. Mais la pensée juive, l’universel juif, sont plus vivants, plus combattifs que jamais. Il brandit les noms de Maimonide, de Gaon de Vilna, de Haïm de Volozhin, de Moïse Mendelssohn, d’Herman Cohen, de Rosenzweig, de Levinas, de Léo Strauss. Son arrogance, celle que le téléspectateur petit bourgeois ressent sans la comprendre, celle qui irrite les philosophes de métier, c’est cette affirmation répétée que la pensée juive propose une alternative solide à l’universalisme abstrait, babelien, qui uniformise et détruit les singularités, en même temps qu’il combat le refus de l’universel, le populisme, l’identitaire, le nationalisme. Contre Hegel et sa vision faussement messianique de la fin de l’histoire. Et contre Heidegger et son « esprit des bois ». Ça fait d’un coup beaucoup d’ennemis. Sans parler de cette ultime provocation : des multiples virages de Sartre, préférer le dernier, celui de son dialogue avec Benny Levy, qui a tant choqué les sartriens et la gauche parce que Sartre y découvrait que la pensée juive lui permettait de résoudre des équations qu’il avait trouvées jusque-là insolubles. C’était, ça reste, cela restera impardonnable. 

La revanche des visages

C’est avec ce même Benny Lévy (et avec Alain Finkielkraut), que BHL fondera un Institut d’études lévinassiennes à Jérusalem. Et c’est dans ce dialogue entre Lévy et Lévy qu’il explorera les ressources du judaïsme. Non pour devenir lui aussi un « Juif d’étude » – il a toujours reporté à demain l’étude de l’hébreu – mais pour mettre en pratique ce que dit Levinas du visage. « Le journalisme », dit BHL « est la revanche des visages » et si on comprend l’élection juive comme elle doit être comprise, c’est-à-dire comme un surcroit d’obligation, cette obligation consiste à rendre un visage à ceux qui en sont privés. De sorte que celui qui aurait pu se contenter de plaider les grandes causes sur les plateaux télé et de briller dans les salons parisiens, n’a cessé d’aller où ne vont jamais les philosophes : au Bangladesh, en Lybie, au Kurdistan, en Afghanistan, à Sarajevo, en Angola, au Burundi, en Ukraine, au Pakistan, au Kurdistan, à Lesbos, en Géorgie. Infatigable témoin, éveilleur de consciences. Par goût de l’aventure ? Il ne s’en cache pas. Par amour de ces écrivains d’action que furent Lawrence, Conrad, Malraux, Malaparte, Kessel, Monfreid, Traven, Cravan, Nizan ? Sans aucun doute. Mais surtout parce que pour lui le premier commandement est de « s’exposer à l’ombre du dehors », d’aller y voir. De plonger au cœur de l’innommable. Et puis, non seulement de le décrire mais de le penser. Ces guerres ont-elles un sens ? N’en n’ont-elles pas pour nous mais bien pour ceux qui les mènent ? Et les guerres dont nous pensons qu’elles avaient du sens, en avaient-elles vraiment ? Que dire de cette immense littérature qui fait l’apologie de la guerre ? Faut-il pour autant être pacifiste ? Est-ce que les victimes ont toujours raison ? Pourquoi les enfants soldats sont-ils plus cruels que les autres ? Qu’est-ce qu’une ruine ? Qu’est-ce qu’une épave ? Qu’est-ce qu’un homme qui n’a plus aucune existence ? Comment donner la parole aux damnés de la guerre sans la leur confisquer ? Comment leur rendre un nom, un visage ? Autant de questions qu’il se pose, qu’il nous pose. Car, pour lui, ce n’est pas la foi mais la volonté de comprendre qui est au cœur du judaïsme.

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Yves DEDRYVER
Yves DEDRYVER
1 année il y a

On vit décidément dans un monde bien périlleux, si même rire de ce prétentieux et ridicule imposteur peut nous exposer au soupçon d’antisémitisme.

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