Regards n°1115

Parviendrons-nous un jour à nous reparler ?

Empathie à géométrie variable, hypocrisie, propagande, agenda politique… Des termes qui ressortent beaucoup quand on débat du Moyen-Orient. Mais chose curieuse, entre deux camps, il y a un effet miroir.

Le conflit au Moyen-Orient déchaîne les passions depuis le mois d’octobre 2023. En fait, non. Depuis la création d’Israël. Et ce qui saute aux yeux dans la manière dont le sujet est évoqué, ou, plutôt, hurlé en Occident, c’est combien les deux « camps » avancent parfois les mêmes ressentis et sentiments sur le traitement médiatique et politique qui en est fait. Chacun est convaincu que le monde « se fiche du sort de », que « les médias sont acquis à la cause de », que « l’empathie est à géométrie variable ». En miroir, on se lance des « pour vous la vie d’un Palestinien ne compte pas » et « pour vous un Israélien nest pas un être humain ». En miroir, on se traite de menteur ou d’usurpateur. Peu importe qui a raison ou tort, qui exagère, qui a des œillères. Le fait est que les narratifs se contredisent complètement et que nous ne semblons plus habiter le même monde. Le fait est qu’ici, alors que nous ne sommes pas sur le terrain et donc pas géographiquement concernés, le dialogue est totalement rompu. Tout ceci avec l’aide précieuse de certains populistes qui se sont appliqués, quotidiennement, à ce que nos désaccords se transforment en haines.

Mettons un instant de côté les antisémites purs et simples qui profitent de ce conflit pour vomir leur haine des Juifs en toute impunité et en bénéficiant, de surcroît, de l’aura flatteuse de celui qui « se bat pour une cause juste en défendant les opprimés ». Ils sont nombreux, mais faisons leffort de les oublier un moment. Mettons également de côté les partis d’extrême-droite européens qui font mine d’avoir découvert que les Juifs étaient des êtres humains et qui se posent, sans honte, en grands défenseurs desdits Juifs ! La blague est cocasse, mais passons. Faisons abstraction des jeunes gens qui, sans forcément avoir conscience que leur détestation d’Israël n’est pas innocente, semblent jouir de leur propre haine pour autrui, jouir d’arracher des affiches, de hurler sur des étudiants ou des enseignants en les traitant de fascistes ou de nazis – alors que, de toute évidence, les hurleurs en question seraient incapables d’épeler ces mots correctement. Tout cela est fatiguant, mais oublions un instant.

Attardons-nous sur les gens ordinaires, qui peuvent avoir une sensibilité les portant dans un sens ou un autre sur ce sujet omniprésent dans les médias. On peut ne pas être obsédé par les Juifs et, simplement, être ému par le sort tragique de civils palestiniens sous un tas de gravats. On peut ne pas être juif et être horrifié de ce qui s’est passé le 7-Octobre, horrifié du relativisme des uns et du négationnisme des autres ; et cela, sans être « un sous-marin de la fachosphère qui ne fait rien qu’à chercher des noises aux musulmans ». Depuis un an et demi, le monde entier nous pousse à nous caricaturer les uns les autres, afin quaucun dialogue ne soit plus jamais possible.

Réaffirmer des évidences

Que faire pour tenter de nous reparler un jour ? Nous atteler à retrouver un réel commun. La première étape serait, peut-être, de mettre sur la table des évidences. Les lieux communs, ça sert d’ailleurs à cela, en rhétorique : faire comprendre que l’on peut avoir un ou deux points d’accord, même très vagues et consensuels, afin de poursuivre la discussion et de montrer que tout n’est pas perdu. « La paix c’est bien et la guerre c’est mal » ? Peut mieux faire. « Personne ne va éradiquer personne » ? Voilà. Ça, c’est un début. S’imposer la rigueur de rappeler sans cesse que « l’autre a le droit d’exister », peut sembler évident et niais, mais en réalité, il implique bien plus que d’enfoncer des portes ouvertes. Il implique de faire attention au langage utilisé qui, sciemment ou non, peut invisibiliser l’autre.

Le fait que le Hamas soit le premier responsable de la situation désastreuse à Gaza, soit celui qui a déclenché cette guerre, soit celui qui a torturé, violé, exécuté et kidnappé des civils israéliens, soit celui qui utilise sa population comme bouclier, ne doit pas faire oublier que, malgré tout, au milieu, il y a donc aussi des civils. Et si les soupçons d’implications de familles gazaouis dans l’enlèvement et la détention des otages posent question, il n’en reste pas moins qu’une victime collatérale est toujours une victime de trop. Ainsi, rappeler ces nombreuses responsabilités du mouvement terroriste qui tient Gaza ne dispense pas de rappeler qu’il existe une population qui souffre derrière et qui a le droit d’exister.

Dans le même registre du droit à l’existence, on remarquera à quel point le mot « sioniste » est utilisé à tort et à travers. Et pour nombre d’oreilles averties, il est évident qu’il sert juste à dire « juif » sans le dire, afin de pouvoir cracher son antisémitisme sans rien risquer. Mais pas toujours. Dans des bouches peu cultivées ou malhonnêtes, le sionisme est associé à « une forme d’impérialisme raciste juif ». Corriger ses interlocuteurs sur la définition de ce mot, est donc un bon réflexe dans la discussion. Rappeler qu’il ne veut en aucun cas dire « expulser les musulmans » ni « génocider les Palestiniens ». Juste défendre le droit à lexistence du seul État juif du monde. C’est tout. Le reste, les questions d’implantations en Cisjordanie, les décisions du gouvernement, le conflit en cours, ça s’appelle de la politique. On la soutient, on la critique, on la combat, peu importe. Ça n’a aucun rapport avec le sionisme. Se dire « antisioniste », tout comme l’expression « From the River to the Sea », trahit un désir déradication dIsraël. Or, s’opposer à la politique israélienne ne justifie en aucun cas de s’opposer à l’existence du pays en lui-même.

Mosaïque de carpes farcies, de chakchouka, de hummus…

Voilà pour les lieux communs : la guerre n’est pas une fin en soi et l’extermination n’est pas une option. Vient ensuite la clarification sur l’identité et la légitimité des uns et des autres. Une immense confusion est faite, par mauvaise foi ou non, entre les implantations en Cisjordanie, la création de l’Etat d’Israël au sens large, et l’Histoire européenne. Depuis le succès marketing du décolonialisme auprès des nouvelles générations, le terme « colonie » est devenu radioactif. Ainsi est né le fantasme de la « dernière colonie occidentale en Orient », et il est important d’y couper court. Et de rappeler que s’il y a eu de nombreuses vagues d’immigration depuis le XIXe siècle, elles n’ont jamais rien eu de délégations européennes arrivant pour « convertir du sauvage » et planter un drapeau européen. Si des étudiants américains sont assez idiots pour beugler aux Israéliens de « retourner en Pologne », savent-ils seulement qu’il y avait déjà une présence juive dans l’actuel Israël des siècles avant notre ère, et qu’elle y a persisté à travers l’Histoire, malgré les déportations antiques, changements de régimes et d’empires successifs sur ce territoire ? Savent-ils seulement que, parmi les vagues migratoires qui se sont ajoutées à cette population locale, il y eut de nombreux Européens, mais aussi des Yéménites, des Syriens, des Egyptiens, des Libyens, des Iraniens, des Marocains, des Irakiens, des Tunisiens, ou encore, des Ethiopiens ? Ils sont où les colons blancs ? Ce pays est une mosaïque de carpes farcies, de chakchouka, de hummus et de toutes les pigmentations de peaux. Le réduire à une colonie européenne est aberrant.

Enfin, en miroir de cela, nous avons un autre problème sémantique. Car si, historiquement, la Palestine n’a jamais été un pays au sens strict, mais plutôt un territoire aux contours flous et administré par des empires successifs, il n’en reste pas moins qu’il y a des gens bien réels, de chair et de sang, qui vivent là depuis des générations, et qu’à côté des communautés juives locales, il y a, de fait, un peuple palestinien qui a fini par se créer – principalement par réaction d’opposition à la création d’un État juif – et qu’on ne peut ignorer. Ils ne partiront pas, ils ne disparaitront pas, et il va bien falloir que tout ce petit monde s’entende un jour ou l’autre. Se renvoyer à l’infini « Israël est une création moderne » et « la Palestine n’a jamais existé », ne mènera nulle part. La situation est telle qu’elle est, et il y a, de part et d’autre, des êtres humains qui ne peuvent être ni expulsés, ni exterminés. Mais la résolution de l’équation sera l’affaire des diplomates, ce n’est pas cela qui nous occupe ici.

Toutes ces précautions oratoires ne résolvent pas le conflit, ne font pas cesser les morts et les deuils, ne cicatrisent aucune plaie, ne libèrent aucun otage ou cadavre d’otage et ne reconstruisent aucune rue de Gaza. C’est un fait. Mais nous ne sommes pas là-bas. Nous sommes ici, en Europe. Nombre de nos amitiés ont été brisées, des dialogues interreligieux interrompus, et des illusions… perdues. Ce conflit nous a ramenés à des identités réductrices que nous ne voulions pas forcément endosser, et nous pousse à simplifier notre pensée parce que la simplicité est réconfortante quand on a mal. Mais nous avons le devoir de tordre le cou aux raccourcis, ignorances et slogans trompeurs sur lesquels les extrêmes prospèrent. Pour l’heure, la paix au Moyen-Orient semble un rêve lointain. Alors le seul rêve auquel nous allons nous raccrocher, est celui de pouvoir, un jour, réapprendre à parler, ici, avec celui avec qui nous ne sommes pas d’accord.

Écrit par : Sarah Borensztein

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Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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