Préserver la planète en badigeonnant de soupe des œuvres d’art ?

Nicolas Zomersztajn
En jetant de la soupe sur des tableaux dans des musées et en collant leurs mains au mur, de jeunes militants écologistes ont initié de nouveaux modes de militantisme. Si ces actes ont atteint leur effet médiatique escompté, ils n’ont pas convaincu l’immense majorité de l’opinion publique de leur pertinence pour sauver la planète.
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Le 14 octobre dernier, deux jeunes militantes du groupe écologiste radical Just Stop Oil sont entrées à la National Gallery de Londres pour y déverser le contenu de deux boîtes de soupe de tomate sur Les Tournesols de Van Gogh. Se collant (littéralement) ensuite les mains au mur, elles scandent : « Qu’est-ce qui a le plus de valeur ? L’art ou la vie ? ».

Ce n’est pas la première action de ce type. Les « activistes » britanniques de Just Stop Oil avaient déjà ciblé des œuvres d’art, en se collant au cadre de divers tableaux : la Cène de Léonard de Vinci à la Royal Academy of Arts de Londres, La Charrette de foin de John Constable à la National Gallery de Londres, La Harpe éolienne de Thomson de William Turner à la Manchester Art Gallery, Le Pêcher en fleur de Van Gogh de la Courtauld Gallery de Londres. Mais les retombées médiatiques n’avaient jamais connu le succès du Van Gogh à la « soupe de tomate ». Et depuis lors, chaque semaine appelle une nouvelle action spectaculaire de jeunes militants pour le climat en Occident. Ainsi, le 18 novembre dernier, des militants écologistes italiens du groupuscule Ultima Generazione ont couvert de farine une œuvre d’Andy Warhol exposée à la Fabbrica del Vapore de Milan pour « lancer l’alarme sur l’effondrement climatique ».

Le mode opératoire de ces actions militantes varie peu. Il consiste à choisir une œuvre dont la renommée artistique est incontestable et à scénographier le simulacre de sa destruction. Les œuvres choisies étant protégées par des vitres, force est de constater que la violence du geste tient moins à la réalité matérielle de ses effets qu’à sa puissance symbolique. L’idée est de s’inviter brusquement là où les regards sont tournés ou d’attirer les caméras pour des mises en scènes dont les médias sont friands.

Ces jeunes militants expliquent que le choix de ce mode opératoire coup de poing par les difficultés qu’ils éprouvent à capter l’attention de l’opinion publique sur la question du réchauffement climatique et par leur sentiment croissant de désespoir et d’anxiété face à l’inaction qu’ils attribuent aux gouvernements. Depuis 2019, deux hommes américains se sont immolés pour sensibiliser à la crise climatique mais aucun de ces actes n’a recueilli autant d’attention que « la soupe de tomates » des Tournesols de Van Gogh. Cet acte a fait la une des journaux occidentaux et la vidéo de l’incident diffusée sur YouTube a été visionnée des dizaines de millions de fois le jour même de sa publication.

L’éco-anxiété des jeunes

Face aux condamnations de ce geste militant brutal et dépourvu de subtilité, des voix se sont élevées pour le saluer. « Plutôt que de les infantiliser en se moquant de leurs actes de soi-disant bobos déconnectés des difficultés quotidiennes des gens pour boucler leur fin de mois, nous serions tous mieux inspirés de les écouter. Et nos dirigeants de les entendre », écrit Jonathan Bouchet-Petersen dans Libération. « L’éco-anxiété des membres de la génération qui vient ne les conduit pas (tous) à une passivité désabusée, elle nourrit aussi leur volonté de changement qui les conduit à prendre d’une certaine manière leur destin –et ce faisant le nôtre– en main ». D’autres mettent en avant la conscience aiguë de ces jeunes écologistes à la crise climatique. « On la traite de radicale alors qu’elle ne fait que relayer la plus rationnelle et modérée des positions, celle des scientifiques du monde entier. Les doux rêveurs, les inconséquents, les irresponsables, les vandales ne sont pas ceux qui aspergent un chef-d’œuvre protégé mais ceux qui refusent le changement de paradigme économique et productiviste », écrit Thomas Legrand dans Libération.

Même des spécialistes de l’histoire de l’art refusent de ranger ces actions militantes dans le registre de l’iconoclasme ou du vandalisme. « L’iconoclasme musulman contre les bouddhas de Bâmiyân, l’iconoclasme protestant à la Renaissance, la destruction de représentations de rois et de saints à la Révolution française ou les actions des suffragettes contre la nudité féminine sexualisée étaient des destructions physiques d’œuvres en raison de leur contenu idéologique », rappelle Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherches au CNRS, spécialiste de l’art contemporain. « Ici, Il s’agit d’attaques symboliques, utilisant la notoriété des œuvres comme support de médiatisation immédiate et à grande échelle d’actions de sensibilisation aux problèmes environnementaux. Ce que représentent (au sens de figurer ces œuvres n’est donc pas pertinent ici. Je ne suis pas non plus certaine que les œuvres visées fassent l’objet d’une évaluation universelle en termes de beauté. C’est bien la valeur de célébrité qui motive le choix de ces cibles. Par ailleurs, il est difficile d’attirer l’attention des photographes et des agences de presse en se collant à l’entrée d’un siège d’entreprise ou d’une autoroute, car ce sont des entités substituables, interchangeables, ce que n’est pas un tableau de maître universellement célèbre. Ce choix s’explique donc simplement par l’efficacité en matière de publicisation du geste. Il y a attaque, mais pas destruction. C’est ce qui fait l’originalité de ces actions. Ce ne sont pas les artistes qui sont ciblés, mais leurs œuvres ».

Mais ces marques de soutien et ces remarques bienveillantes ne parviennent pas à dissiper l’incompréhension, le rejet et le malaise. En s’attaquant à un tableau pour placer l’opinion devant ses contradictions, ils s’aliènent la masse des gens conscientisés à la gravité du réchauffement climatique mais également sensibles à la préservation du patrimoine artistique. « En s’en prenant aux œuvres d’art exposées dans les musées, les militants de Just Stop Oil ont changé la grammaire de la mobilisation : ce geste de détérioration, aussi symbolique soit-il, a recueilli un grand écho médiatique, mais il a aussi créé des fractures au sein du mouvement écologiste et il a pu, au-delà, surprendre l’opinion publique », constate Sylvie Ollitrault, sociologue, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des réseaux militants et des espaces de mobilisation. Il y a évidemment de bonnes raisons de craindre le réchauffement climatique et les rapports scientifiques le confirment chaque jour. Mais est-ce ne s’en prenant à des œuvres d’art que nous allons ralentir le processus de réchauffement de la planète ? Il est légitime d’en douter sérieusement. « Ces actions militantes relèvent de la pensée magique », déplore Brice Couturier, essayiste et producteur d’émissions sur France Culture. « En s’attaquant à ce qu’ils considèrent être des œuvres typiques de l’Occident qu’ils haïssent, ils s’imaginent que cet Occident va cesser de rouler en voiture et de voyager en avion. C’est comme les sorciers des tribus primitives qui crachaient par terre pour qu’il y ait de la pluie. Et encore, il y aurait un certain lien entre ls crachats et la pluie. C’est donc moins stupide que d’asperger un tableau de soupe ou d’un liquide quelconque ».

Nihilisme et mépris de la culture

On peut aussi voir dans la démarche de ces militants radicaux une forme de nihilisme. « Ils en veulent aussi à la civilisation occidentale en tant que telle. Ils me rappellent Dimitri Pisarev, ce nihiliste russe qui déclaraitqu’une paire de bottes vaut mille fois plus que la collection des œuvres complètes de Shakespeare’’ », affirme Brice Couturier. « Leur mépris de la culture est évident. Pourquoi s’en prendre à des œuvres d’art ? S’ils étaient conséquents, ils s’en prendraient à des avions, des voitures et des camions. Cela va certes attirer l’attention de l’opinion publique mais je crains que cela la sensibilise davantage à la question du climat ». On sent effectivement une pulsion de destruction derrière cette revendication à défendre le vivant et en filigrane, une forme d’antihumanisme. « Cela se retrouve évidemment dans ce qu’on appelle l’écologie profonde », pointe Brice Couturier

Le triomphe de la mort de Felix Nussbaum ©Felix-Nussbaum-Haus Osnabrück

« Pour ce courant de pensée, la défense de la valeur intrinsèque des êtres vivants et de la nature l’emporte sur l’humanité. En contrevenant à la nature des choses, les êtres humains s’en prennent sans cesse à Gaia la déesse mère. Ils devraient lire Marx pour comprendre que le progrès humain naît d’une confrontation avec la nature et que c’est précisément le rôle des êtres humains de contrevenir à la nature des choses pour assurer leur bien-être ».

Enfin, il y a la question de l’efficacité que posent ces actions militantes. Et à nouveau, c’est le doute qui l’emporte. A mesure que les tactiques s’intensifient, les manifestants risquent de rebuter des personnes susceptibles d’être des soutiens à leur cause. « Les recherches montrent que les jets de soupe sur des œuvres d’art ou toute autre action de ce type ne permettent pas de faire changer les esprits et les cœurs », estime la sociologue américaine Dana Fisher, professeur à l’Université du Maryland, spécialiste des mouvements écologistes et membre du GIEC. « Une personne empêchée de se rendre au travail ou une personne qui croit que des œuvres d’art irremplaçables sont endommagées pourrait être découragée par le mouvement climatique pendant un certain temps, voire définitivement ». Et de conclure que « cela fonctionne pour attirer l’attention mais dans quel but ? ». Car le but poursuivi par un mouvement social, quel qu’il soit, est évidemment essentiel. Quand des travailleurs manifestent pour une augmentation salariale ou contre une mesure qu’ils jugent préjudiciable, ils savent exactement ce qu’ils demandent. Quand des militants écologistes demandent le démantèlement d’un projet aux conséquences environnementales désastreuses, tout le monde sait aussi pourquoi ils se mobilisent. Mais lorsque des militants pour le climat recouvrent de soupe des œuvres d’art parce qu’ils jugent que les gouvernements ne font rien, la marge de discussion est nulle et l’opposition de ces mouvements écologistes ne s’arrêtera jamais. Il y a un début mais il n’y a pas de fin.

L’Art comme acte de résistance

L’efficacité médiatique de ce geste est incontestable mais loin de nous inciter à nous interroger sur la nécessité de mener des politiques visant à limiter le réchauffement climatique, il nous rappelle surtout à rebours notre attachement à l’art. Ces jeunes militants ont maltraité des œuvres d’art par des simulacres de destruction pour sensibiliser l’opinion publique au réchauffement climatique. Mais en agissant ainsi, non seulement ils nous ont heurtés mais ils ont aussi négligé un élément fondamental que personne n’a omis : l’art est un moyen d’expression très puissant pour illustrer et extérioriser une souffrance vécue ou pour témoigner au monde d’une injustice. Lorsqu’il établissait « une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance », le philosophe Gilles Deleuze soulignait très justement que l’œuvre d’art est irréductible au champ de la communication et constitue un moyen de s’opposer aux injonctions du pouvoir. Il ajoutait : « résister à la mort soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes » 1 . Nous songeons évidemment à tous ces artistes qui n’ont pas interrompu leur activité de création pendant la Shoah alors qu’ils étaient au fond de l’abîme. Ils ont créé clandestinement des œuvres en opposition au processus de déshumanisation qui les frappait. Leurs œuvres affirmaient la prééminence de l’esprit face à la barbarie.

L’art comme outil de résistance fut notamment l’arme du peintre juif allemand Felix Nussbaum (1904-1944). Avant son arrestation et sa déportation en juillet 1944 à Auschwitz-Birkenau où il sera assassiné, il vit dans la clandestinité et continue de peindre énormément et de s’interroger sur son travail et sur l’art. Dans ses dernières œuvres il ne nourrit plus aucun espoir, ni pour lui ni pour l’humanité, comme en témoigne son Triomphe de la mort. Dans cet ultime tableau, il peint un musicien qui ne joue pas, perdu au milieu de squelettes et d’un monde qui se décompose. Dressés derrière les débris de la justice, des arts et de la culture, ces squelettes évoquent les Juifs assassinés dans les centres d’extermination nazis. Conscient qu’il était condamné à mort, Felix Nussbaum a écrit peu avant son arrestation : « Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes ». Comme tout artiste, il voulait que ses œuvres soient exposées au plus grand nombre mais il ne voulait sûrement pas que des jeunes militants anxieux pour l’avenir de la planète viennent jeter de la soupe en boîte sur un de ses tableaux. Et surtout, l’exemple tragique de Nussbaum montre clairement qu’il n’y a pas de dilemme entre la réalité et sa représentation.

1  Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que la création ? » (conférence donnée à la FEMIS en 1987) dans Deux régimes de fous, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p.300.

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