Regards n°1115

Sortir de la crise de l’antiracisme

Le combat contre les différentes formes de racisme doivent tenir compte de leurs particularités mais des similitudes appellent aussi des convergences antiracistes. Une réflexion commune entre toutes les minorités victimes de racisme doit être menée en profondeur pour poser les conditions qui permettraient de faire émerger une convergence véritable.

L’antiracisme traverse une crise profonde ; alors que les différentes formes de racisme sont en recrudescence, les appels à la convergence des luttes peinent à rassembler. Le taux de participation historiquement bas et les dérapages observés en marge des derniers rassemblements antiracistes en sont les cruels témoins.

Sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs difficultés peuvent être identifiées : une mise en concurrence des histoires et des luttes, un enfermement identitaire, et une incapacité à identifier les logiques dominantes qui instrumentalisent les fractures. Pour reconstruire un front digne de ce nom, il faut d’abord clarifier et reformuler les conditions d’une convergence effective.

La tendance à la fragmentation, où chaque minorité est poussée à se concentrer sur le mal qui la touche, mène à une concurrence victimaire. Comme si chaque oppression devait s’expliquer, se prouver face aux autres. Comme si l’avancée d’une cause se faisait nécessairement au détriment d’une autre. Ces mécanisme concurrentiels, alimentés par la structuration communautaire des espaces militants, poussent à hiérarchiser les souffrances plutôt qu’à les articuler.

La manière dont sont traitées, séparément, les luttes contre l’antisémitisme et l’antimusulmanisme en est une illustration frappante. On observe une polarisation tendancielle entre ces luttes, au-delà des organisations antiracistes, au sein de plus larges secteurs des espaces politiciens, militants, médiatiques et intellectuels. Il s’agit de deux formes de racisme en pleine recrudescence qui répondent à des ressorts propres.

L’antisémitisme, bien réel, est malheureusement trop souvent relativisé et réduit à un effet collatéral du conflit au Proche-Orient, comme si sa présence en Europe n’était qu’un phénomène extérieur. Certains actes antisémites sont certes revendiqués au nom d’un prétendu soutien à la Palestine, et ils doivent être fermement condamnés pour ce qu’ils sont. Mais en faire la seule source d’antisémitisme, c’est nier sa permanence historique, ses logiques propres, et passer sous silence les expressions plus classiques, plus enracinées, venues des différentes formes de conspirationnisme propres à l’extrême droite ainsi qu’à certains courants de la gauche. Ce déplacement est aussi une manière de le rendre périphérique, de l’externaliser, comme si l’Europe n’avait plus à regarder ce qu’elle produit elle-même.

L’antimusulmanisme, quant à lui, continue d’être pensé sur un mode mineur. Il est encore trop souvent ramené à une simple crispation culturelle ou à un problème d’intégration, comme si la responsabilité du racisme reposait sur ceux qui le subissent. Il s’exerce pourtant dans une logique bien plus large : assignation identitaire, stigmatisation de masse, suspicion généralisée. Il ne vise pas seulement les croyants, ni même les pratiquants de l’Islam, mais toutes les personnes perçues comme musulmanes sur la base de leur apparence, leur nom. En vis-à-vis, la dénonciation de ce racisme est trop souvent enfermée dans une grille de lecture axée sur des revendications exclusivement religieuses telles que le port du voile ou la viande halal. Cette réduction religioniste de la lutte contre l’antimusulmanisme occulte les dimensions sociales, économiques, culturelles, politiques du phénomène.

On le voit, ces deux formes de racisme ne sont pas interchangeables. Faut-il pour autant les considérer comme incompatibles, voire les mettre en opposition ? Au-delà de leurs spécificités, elles présentent des ressorts communs tels que l’essentialisation négative, la déshumanisation, l’association aux théories conspirationnistes, la réduction des comportements individuels à la seule appartenance religieuse ou culturelle supposée ou l’hostilité à l’égard d’une minorité vue comme porteuse de traits culturels inassimilables. Il nous paraît que, si les combats respectifs contre ces racismes doivent tenir compte de leurs particularités, ces similitudes appellent des convergences antiracistes.

Quand l’identité isole plus qu’elle ne relie

L’affirmation identitaire n’est pas un problème en soi. Au contraire, elle répond à des attentes légitimes ; elle correspond à une impatience face à des injustices ou des inerties qui n’ont que trop duré. Cette impatience peut avoir ses excès, mais si on veut les corriger, il faut répondre aux urgences et aux inquiétudes qui les motivent. Autrement dit, l’universalisme bien compris n’est pas du côté de la bonne conscience et de la défense du statu quo : il est dans le travail pour réduire les injustices. L’universalisme véritable commence par la reconnaissance concrète des injustices particulières.

Ceci étant précisé, il nous paraît nécessaire de retrouver un équilibre entre, d’une part, l’affirmation et la fierté légitime des identités particulières, et d’autre part, la promotion de valeurs communes, en vue de dépasser la confrontation des identités, et sortir d’une lecture strictement communautaire des discriminations. La valorisation de la singularité individuelle, nécessairement constituée d’une pluralité d’appartenances n’est pas incompatible avec l’horizon d’une commune humanité. Un antiracisme authentique doit reposer sur des valeurs communes, une compréhension partagée des dominations, et une capacité à entendre l’autre sans se sentir menacé dans sa propre histoire. La pluralité des appartenances n’est pas un obstacle à la convergence, mais sa condition.

Le racisme ne se joue pas seulement dans les marges ou les interstices. Il peut s’exprimer à travers les institutions. L’affaire Brusselmans l’a montré avec une clarté brutale. Quand un auteur publie une chronique dans laquelle il dit vouloir poignarder chaque Juif qu’il croise, et qu’il est acquitté au nom du droit à la satire, ce n’est pas un accident. Ce n’est pas un dérapage. C’est une bascule. L’antisémitisme ici est excusé, légitimé, blanchi. Et c’est ce qui le rend si grave. Parce qu’on le rend acceptable dans les circuits autorisés, parce qu’il ne choque plus assez. En miroir, l’antimusulmanisme infiltre certains discours dominants, les routines médiatiques, les catégories de pensée. Il s’exprime par le soupçon, l’injonction, la disqualification. Il est policé, rationnalisé, intégré. Dans les deux cas, ce sont des constructions idéologiques, politiques, culturelles, qui produisent des effets concrets : de l’exclusion, de la peur, du silence. Sans en saisir la verticalité, on ne peut pas y répondre.

Les conditions d’une véritable convergence

Aujourd’hui, citoyens, militants, acteurs associatifs et politiques, doivent refonder une lutte antiraciste qui ne soit ni piégée dans des postures identitaristes, ni soumise à la hiérarchisation des discriminations, des oppressions. Il est urgent de retrouver un antiracisme intransigeant, sans calculs ni compromis, qui place la justice et l’égalité au cœur même du combat.

Une réflexion commune entre toutes les minorités victimes de racisme doit être menée en profondeur pour poser les conditions qui permettraient de faire émerger une convergence véritable.

Il faut être capable d’un travail critique à l’intérieur des luttes elles-mêmes, de prendre de la distance face aux groupes ou aux figures qui, sous couvert d’antiracisme, alimentent les fractures ou entretiennent des ambiguïtés dangereuses. Il faut poser un cordon sanitaire face aux discours qui, tout en prétendant défendre certaines victimes, flirtent avec des imaginaires racistes, antisémites ou antimusulmans.

Il faut se donner les moyens d’une formation solide permettant d’identifier les différentes formes de racisme, pour sortir des narratifs historiquement réducteurs, incomplets, erronés et produire une analyse rigoureuse des mécanismes de domination. L’antiracisme ne peut être une simple indignation morale ; il doit se baser sur une compréhension politique et historique mutuelle.

Enfin, il faut renouer avec une exigence commune : celle de la dignité partagée. La véritable résistance réside dans la capacité de nos composantes à se réinventer, malgré les oppressions multiples et les idéologies qui les instrumentalisent. C’est à ce prix seulement qu’un front antiraciste pourra à nouveau se construire. Sans effacer les différences, mais sans céder aux divisions.

Écrit par : Fouad Benyekhlef
Écrit par : Déborah Gol

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Annette Wieviorka
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Historienne spécialiste de la Shoah, directrice de recherche honoraire au CNRS et vice-présidente du Conseil supérieur des archives depuis 2019,
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