Toutes les religions sont sexistes

Sarah Borensztein
Après "La Paix des sexes", Tristane Banon poursuit sa réflexion féministe avec "Le Péril Dieu" (Editions de L’Observatoire). Un essai très logiquement sous-titré "Toutes les religions sont sexistes", qui s’attaque au nœud du problème que bien des néo-féministes semblent avoir oublié : la religion.
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Depuis la vague #MeToo, il ne se passe pratiquement pas un jour sans que la condition de la femme ne soit questionnée quand on juge que l’égalité n’est pas atteinte. Mais curieusement, les thèmes abordés, au-delà d’être souvent risibles tant ils sont anecdotiques, font presque systématiquement l’impasse sur le monde religieux. Et cet écueil, Tristane Banon a décidé d’y remédier.

La liberté du corps, les règles, la contraception, la grossesse, l’avortement, le culte de la virginité, l’institution et la codification du mariage, dans Le Péril Dieu, l’auteur traverse tous les sujets de la vie d’une femme et leur histoire dans les trois monothéismes. Son prisme de lecture passe, entre autres, par ce qui, pour elle, reste un point névralgique du sexisme religieux : la gestion du patrimoine et de l’héritage. De là, découleraient toute une série d’enjeux de pouvoir, de politique et de géopolitique.

Tout au long du livre, elle explore avec nous des moments charnières de l’histoire du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Si, dans un premier temps, le rythme soutenu du livre, sautant d’un lieu à l’autre du globe et d’une tradition à une autre, peut quelque peu décontenancer, il a toute sa logique et sa légitimité. Car l’objet est, précisément, de jeter des ponts entre ces différents territoires, et de tracer des parallèles entre les Histoires de différents pays dans leur lutte pour l’émancipation des femmes à travers la lutte contre l’autorité religieuse.

Si dans l’actualité, il est régulièrement question de l’entrisme idéologique de l’islamisme, il ne s’agit pas ici de dire au monde musulman « Bon, nous, on a évolué, c’est votre tour ! » Il s’agit de montrer que l’Histoire des hommes est faite de balanciers et que dans toutes les cultures, les liens entre religion et pouvoir se font et se défont au gré des siècles. « Alors il convient de rappeler que quand « Dieu » est érigé en maître à penser politique, c’est la femme qui, la première, courbe l’échine », nous met en garde l’auteur. On l’observe aux Etats-Unis, en Pologne et en Hongrie, où l’on cherche misère à l’avortement, et on l’a également constaté récemment à Jérusalem, où le Shas a tenté (en vain) de faire passer un délit d’impudeur pour les environs du Kotel.

Reste que, depuis les années 2000, c’est bien souvent l’islam qui se retrouve sous les projecteurs. Les tentatives d’imposer le voile en des endroits où les signes religieux ne sont pas autorisés se multiplient, la banalisation d’un vêtement qui est tout sauf banal et les procès en racisme envers ceux qui critiquent une idéologie, les points de tensions sont légion dans le débat public. Il en fut de même avec le monde chrétien, que la France (comme la Belgique) n’a pas ménagé ! Un monde qui s’est opposé avec violence à la dépénalisation de l’avortement, et qui, comme nous le rappelle Tristane Banon, continue de le faire en la personne du pape François. Un pape qui ose comparer, sans sourciller, l’avortement thérapeutique aux pratiques des nazis. Rien que ça.

L’impossible intersection

Nombre de commentateurs s’accordent sur le constat : L’islam est un des angles morts du féminisme intersectionnel. Pour ces militants, la communauté arabo-musulmane faisant partie des groupes discriminés, il est délicat d’aller dénoncer le patriarcat niché dans la tradition islamique. Alors on tente, un peu sottement et avec un aveuglement idéologique flagrant, de concentrer tous les maux sur le fameux mâle blanc hétérosexuel occidental. Et le monde occidental n’est effectivement pas en manque de gourous sexistes et misogynes. Mais ce que nos néo-féministes font mine d’oublier, c’est que la matrice de tout sexisme se trouve dans la religion. Dans toutes les religions.

Or, ce courant intersectionnel semble entretenir des liens étranges avec l’islam. Tristane Banon évoque ainsi le cas de l’association française Lallab, féministe et antiraciste, souhaitant défendre les droits des femmes musulmanes victimes d’oppressions, mais « [semblant] plus prolifique et franche » pour les défendre lorsqu’elles souhaitent se voiler en pays démocratique que lorsqu’elles se dévoilent au péril de leur vie. Association qui, souligne encore Tristane Banon, rejetterait « le droit à l’avortement, l’égalité des sexes, le droit des femmes à disposer de leur propre corps… au motif qu’il faut respecter leur culture religieuse ».

Aux Etats-Unis, rappelons-nous que c’est autour de la Women’s March qu’il y a eu malaise. L’actrice Alyssa Milano, une des premières à avoir dit « MeToo », avait refusé de prendre la parole à une marche en 2018, estimant que les organisatrices devaient clarifier leurs positions vis-à-vis de l’antisémitisme. Deux figures de proue de la marche étaient soupçonnées de proximité avec Louis Farrakhan, le leader fanatique de Nation of Islam (un groupe religieux et suprémaciste prônant le nationalisme noir) dont les diatribes évoquant les Juifs satanistes laissent, en effet, songeur… Il ironisera même dans un tweet : « Je ne suis pas anti-Sémite. Je suis anti-Termite ».

Enfin, soulignons que l’idéologie intersectionnelle est régulièrement mise en avant par la chaîne AJ+, qui n’est autre qu’un média… qatari ! Ce n’est pas une blague. Le Qatar nous donne des leçons de lutte contre les discriminations. Un peu comme si le Vatican critiquait la bigoterie ou que la Corée du Nord défendait les droits de l’Homme. Il y a, décidément, quelque chose qui ne tourne pas rond au royaume néo-féministe. Car s’il est une chose que le féminisme ne peut être, c’est religieux ou communautaire.

 

Religions et modernité

Il est à noter que Tristane Banon a la rigueur intellectuelle de souligner également les « modernités » ou tentatives de modernité dans les différents cultes. Elle rappelle ainsi que le moment où l’islam introduit la possibilité pour une fille d’hériter de la moitié de ce dont hérite son frère est, en réalité, une avancée pour l’époque où le texte prend place, puisque la femme n’y avait souvent droit à rien du tout. L’auteur ajoute que le judaïsme, de son côté, a bataillé en interne au Moyen-Âge pour faire interdire la polygamie. Entendons-nous bien, il n’est pas question dans cet ouvrage de se livrer à la mauvaise habitude du discours apologétique. Le rabbin Delphine Horvilleur l’a rappelé plus d’une fois : chercher du féminisme dans nos textes religieux est une aberration et un anachronisme. Mais il est bon, pour mener ces débats, de pouvoir voir quand des religions ont fait bouger les lignes dans le bon sens.

Beaucoup de pratiques se sont construites en rupture avec une façon de vivre qui avait cours dans un temps donné. Parfois pour le pire, mais parfois aussi pour le meilleur. Tristane Banon nous rappelle, par exemple, qu’au 12e siècle, Maïmonide introduit dans la loi la notion de viol conjugal, soit pas moins de huit siècles avant son entrée dans le Code pénal en France. Mais, on le sait, s’il est vrai que les relations conjugales sont assez codifiées et que le désir (sexuel notamment) de la femme est un réel sujet dans les textes de la tradition juive, l’égalité a encore du chemin à faire. Car, bien évidemment, le problème du guet reste toujours d’actualité. Et si Israël a mis au point toute une batterie de stratégies (y compris la prison) pour faire pression sur les maris récalcitrants, il n’en est pas de même dans les autres pays.

L’auteur du Péril Dieu nous rappelle aussi les coups de modernité connus par le monde musulman. Comme le premier congrès musulman panrusse, organisé par Lénine le 1er mai 1917 à Moscou. Interdiction de la polygamie, interdiction du mariage des petites filles et interdiction de l’obligation du voile, les mesures prises furent importantes, mais surtout, nous raconte l’auteur, eurent un écho dans le monde musulman du 20e siècle, qui vit naître à cette époque des associations féministes sensibles à ce qui se passait en Russie. Entre la République laïque de Mustafa Kemal et l’Union féministe égyptienne de Hoda Shaarawi, Tristane Banon retrace bien à quel point s’imaginer l’histoire d’une culture ou d’une religion comme linéaire n’a pas de sens.

Regarder son héritage dans les yeux

Il est évidemment toujours désagréable de lire l’historique peu flatteur de sa tradition religieuse. Quel que soit son degré de religiosité ou de (non)croyance, si l’on est un peu attaché à cet héritage, cela fait toujours un peu mal de s’en entendre souligner les errances et zones d’ombres. On aimerait le croire tout entier lumineux : « Chez nous, c’est différent ! ».

Et il y a une bonne raison à cela. C’est qu’au-delà du discours apologétique, chacun grandit dans un milieu particulier qui ne lui donne à voir de sa tradition qu’une fraction de ce qui la compose. Quand on évolue dans un milieu religieux ouvert, moderne et en paix avec l’altérité, il est difficile d’accepter que les fous de Dieu sont « de lointains parents » ayant hérité des mêmes textes que nous.

Voilà pourquoi un livre comme celui de Tristane Banon est absolument vital pour assainir nos échanges souvent pénibles sur la matière confessionnelle. Le travail est fouillé et abondamment documenté, et c’est à la fois sans langue de bois mais avec une empathie qui semble la caractériser qu’elle parvient à traiter ce sujet éminemment casse-gueule.

 

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