Les pavés de la mémoire sont de petits cubes en métal placés à même le trottoir devant une maison où des résistants ou des Juifs, déportés ou assassinés par les nazis, ont vécu dans les années 1940. Il s’agit de montrer le souvenir et c’est un artiste allemand, Gunter Demnig, qui en est à l’origine. À Bruxelles, lorsqu’on en installe, il est de coutume que des autorités communales et des élèves d’écoles communales situées à proximité soient présents, et que la cérémonie soit l’occasion d’un travail sur l’Histoire pour ces élèves et leurs condisciples, comme cela s’est fait à Molenbeek-Saint-Jean.
Cela vient de changer à Anderlecht. Les directions de deux écoles approchées pour une prochaine pose de ces pavés ont refusé que leurs élèves y participent. Parce que les Juifs déportés et assassinés, ou bien les résistants fusillés seraient, a posteriori et de miraculeuse façon, des partisans du possible génocide en cours à Gaza. Et que des parents d’élèves, ou des élèves eux-mêmes, ou d’autres personnes, trouveraient un tel hommage déplacé et pourraient réagir et causer des problèmes. Cette assimilation fantomatique de victimes du passé en victimaires du présent est révélatrice, révélatrice d’une tournure d’esprit, d’une vision des choses qui démonte une supercherie courante.
Dans le monde occidental, les activistes défenseurs du peuple palestinien (que je défends aussi) prennent des précautions pour bien faire la distinction entre leurs positions anti-israéliennes et leur opposition à l’antisémitisme. Ceux qui demandent et exigent la disparition d’Israël (et de ses habitants) s’attaquent à deux catégories : les Israéliens et les sionistes, mais évitent soigneusement, et le font savoir, de s’attaquer aux Juifs. Ils mettent habituellement en exergue qu’il y a des Juifs parmi eux.
Désigner la chose par son nom
Au Moyen-Orient et dans certains pays musulmans, la vision diffère de celle-ci. En effet, lorsque les miliciens du Hamas déchiquetaient, violaient ou massacraient, le 7 octobre 2023, ils ne parlaient pas d’Israéliens ou de sionistes. Ils étaient fiers d’assassiner des Yahudi, c’est-à-dire des Juifs. Ce qu’en anglais, français, allemand, espagnol ou russe, on nomme pudiquement sionistes, se dit ouvertement en arabe « Yahud », Juif. Ainsi, dans cette langue, on désigne la chose par son nom. En Occident, on essaye de masquer la chose, c’est-à-dire l’antisémitisme ancestral, en utilisant un subterfuge, le sionisme.
L’incident d’Anderlecht n’est que la conséquence d’une fusion mal résolue. Car il y a maintenant dans les villes d’Occident des populations autochtones, mais de tradition islamique. Pour certains de ces Belges, un Juif reste un Juif, qu’il soit ou non religieux, sioniste ou israélien. Et même s’il est mort dans une chambre à gaz il y a 80 ans, et même s’il n’est pas Juif mais chrétien ou athée et résistant fusillé il y a 80 ans, il ne mérite aucun hommage, car il est devenu le soutien, voire le complice de ce que beaucoup ont décidé de qualifier de génocide à Gaza (ce qui reste à démontrer juridiquement).
L’incident d’Anderlecht est jusqu’à présent unique. Mais l’incident reste néanmoins digne d’analyse. Il montre que des enfants et leurs parents belges habitant à Bruxelles peuvent trouver de grandes difficultés à faire la synthèse de deux traditions différentes et parfois divergentes : d’un côté la tradition européenne, la chrétienté, les Lumières, la sécularisation ou la laïcité, l’égalité hommes-femmes et de l’autre côté la tradition islamique, la Charia, immuable loi de Dieu, l’antisémitisme ancestral, le statut de Dhimmi (statut de protection et de soumission des chrétiens et des Juifs en droit musulman), l’inégalité juridique entre l’homme et la femme…
Cela montre une fois de plus que le Juif reste un marqueur privilégié des problèmes dans une société. Cela montre aussi que la supposée opposition à l’antisémitisme des militants anti-israéliens en Occident n’est qu’un masque destiné à cacher un antisémitisme devenu honteux depuis la défaite nazie en 1945. Frantz Fanon a écrit dans Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil, 1952, pp.119-120. : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Dans l’épilogue de La résistible ascension d’Arturo Ui, Bertolt Brecht tire la leçon de cette pièce écrite en 1941 : « Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester les yeux ronds… Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » Il n’est pas seulement fécond. Il a été fécondé et a enfanté le nouvel antisémitisme, nourri par ses parents : la gauche et l’islamisme.