Dans un essai au titre polémique, Les Juifs d’Europe depuis 1945. Une diaspora en voie de disparition (éd. Calmann-Lévy), l’historien britannique Bernard Wasserstein écrivait en 1996 que les évolutions démographiques, culturelles et religieuses constatées depuis un demi-siècle indiquaient une disparition inexorable des Juifs d’Europe. Il observait toutefois qu’un sous-groupe échappait à cette triste prédiction : les Juifs ultra-orthodoxes. Grâce à leur bonne santé démographique et leur capacité de préserver une identité distincte, ils vivent dans une sorte de cocon garantissant la survie du groupe.
Si cet historien prestigieux avait souligné à juste titre la phénoménale croissance démographique des ultra-orthodoxes, il estimait pourtant que ces derniers ne représentaient qu’une infime partie du peuple juif. Leurs structures de familles très nombreuses n’auraient donc que très peu d’incidences sur l’avenir du judaïsme européen. Cette affirmation a quant à elle été sérieusement démentie aujourd’hui par différentes enquêtes démographiques, et notamment celles de Institute for Jewish Policy Research de Londres sur les Juifs ultra-orthodoxes à travers le monde (mai 2022) et sur la population juive de Belgique (novembre 2022). Avec une moyenne de six à huit enfants par foyer, la population juive ultra-orthodoxe n’a cessé de croître mais elle risque surtout de devenir à court et à moyen terme la part la plus importante de certaines communautés juives de diaspora, dont celles de Grande-Bretagne, d’Autriche et de Belgique.
Comment expliquer que cette évolution démographique susceptible de changer fondamentalement le visage de communautés juives de diaspora et de faire apparaitre des tensions s’est faite sans que nous, la majorité des Juifs, ni religieux ni orthodoxes, n’y prêtons attention ? Sûrement parce que nous avons toujours entretenu à l’égard des Juifs ultra-orthodoxes un rapport oscillant entre rejet et fascination : ces « craignant-Dieu » nous paraissent rétrogrades et exaspérants mais nous ne parvenons pas à nous ôter de l’esprit qu’ils sont les gardiens d’une authenticité juive, même si nous la rejetons vigoureusement. Et au bout du compte, nous sommes convaincus que leur obscurantisme religieux n’est qu’un reliquat d’un passé voué à disparaitre. Voilà pourquoi, bon gré mal gré, nous n’avons pas vu qu’ils ne disparaissent pas ni, ironie de l’histoire, que nous sommes en réalité le maillon faible de la démographie juive.
Un regard superficiel sur la formidable santé démographique des Juifs ultra-orthodoxes peut certes susciter l’enthousiasme de ceux qui attendaient que la courbe de croissance démographique juive de Belgique reparte enfin à la hausse. Mais malheureusement, cette hausse masque mal le désespérant déclin démographique des Juifs laïques, non religieux et traditionnalistes en Belgique. Par ailleurs, cette montée en puissance de communautés religieuses aussi fondamentalistes, ethnocentristes et repliées sur elles-mêmes n’est pas sans conséquence pour la majorité des Juifs sécularisés acquis aux valeurs de la modernité. La maxime des Sages du Talmud selon laquelle, il y a 70 façons d’interpréter la Torah n’a jamais impliqué la moindre tolérance du monde ultra-orthodoxe envers ceux qui ne vivent pas au rythme de la Halakha (loi juive). Les Juifs libéraux, traditionnalistes, non-pratiquants et laïques sont jusqu’à ce jour la cible de leurs pires anathèmes (trompeurs, pervers, ennemis de l’intérieur, etc.)
Nous voici donc face à une perspective guère réjouissante de croissance démographique juive susceptible de favoriser un judaïsme obscurantiste figé dans le passé et de porter préjudice à une diaspora sécularisée ayant pourtant marqué le 20e siècle de son empreinte. A défaut d’avoir un jardin du judaïsme luxuriant avec une diversité de fleurs et des plantes, nous risquons de nous retrouver dans une serre étouffante dont la seule fonction est la préservation d’une seule espèce rare.
Excellente analyse!