Yaïr Golan, le héros qui peut sauver la gauche israélienne ?

Frédérique Schillo
Il agace et il inspire. Le général à la retraite, Yaïr Golan, « traître de gauche » devenu un héros en Israël depuis le 7 octobre, incarne pour beaucoup l’homme providentiel qu’attendait le camp libéral.
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Peu d’hommes politiques peuvent se targuer d’allier un grand courage physique et moral. Incontestablement, Yaïr Golan est de ceux-là. Le 7 octobre, réveillé par un message l’informant de l’attaque du Hamas, le sexagénaire a immédiatement remis son uniforme de général de réserve, chaussé les bottes rouges de combat de son fils aîné, puis est monté dans sa Toyota Yaris, direction le commandement du front intérieur qu’il avait dirigé pendant plus de trois ans. « Je vais descendre dans le Sud. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’une arme et d’un chargeur », a-t-il annoncé. On les lui a remis, ainsi qu’un casque et un gilet pare-balles. Il a ensuite foncé vers la base militaire d’Urim, et découvert que les violents combats contre les terroristes du Hamas avaient fait de nombreuses victimes parmi les soldats de Tsahal, principalement des femmes.

C’est alors que sa sœur lui a envoyé un message qui allait changer le cours des événements : trois jeunes fêtards échappés du festival Nova se cachaient à environ quinze kilomètres d’Urim. Coupant à travers champs avec sa voiture, comme il le décrit dans Ynet, Golan a réussi à retrouver les jeunes au milieu de buissons, où ils se tenaient accroupis, pétrifiés à l’idée de se faire encore tirer dessus. « Je leur ai dit : c’est moi, Yaïr Golan, venez, sortez. » Il a réussi à les extirper de leur cachette pour les conduire auprès du père de l’un d’eux. À ce moment, les réseaux sociaux ont commencé à déborder d’appels au secours, venant des habitants des kibboutzim et de parents terrifiés sachant leurs enfants pris au piège des terroristes. Un autre message s’est affiché sur le téléphone de Golan, avec la capture d’écran d’un endroit où se cachait un autre jeune, qu’il a pu sauver en se guidant par rapport aux vergers et à la direction du soleil. Puis est venu un autre message, puis un autre, et un autre encore. Ce jour-là, en sauvant tous ces jeunes des griffes du Hamas, Golan, l’ancien « traître de gauche » est devenu un héros national. Assez respecté désormais pour rassembler sous son nom ?

De traître à mensch

Avant d’espérer être le nouvel homme providentiel d’Israël, Golan peut savourer le chemin parcouru. C’est dire qu’il revient de loin. Ancien député du Meretz, il incarnait encore il y a peu la quintessence de la gauche en Israël, où le nom même de gauche est depuis longtemps une insulte. « Les gens de gauche sont accusés d’être des traîtres au sionisme, des propalestiniens, des bien-pensants : bref, des gens dangereux », nous explique le sociologue Ouri Weber, membre du kibboutz Yekhiam et auteur de La Gauche en Israël (Éditions de l’Aube, 2022). Et qu’importe que l’on soit un ex-général étoilé ou même un héros de guerre, brillant stratège comme Ehoud Barak, que Golan avait d’abord rejoint en 2019 dans son éphémère parti démocrate. Être de gauche en Israël, c’est se voir suspecté d’agir contre les intérêts du pays et du peuple juif.

Pour aggraver son cas, Golan n’avait pas attendu de se déclarer en politique pour être catalogué comme traître. La droite lui avait réglé son compte en 2016 lorsque, chef d’état-major adjoint de Tsahal, il avait prononcé un discours polémique lors de la cérémonie de Yom HaShoah au Mur occidental. Israël se déchirait alors à propos d’Elor Azaria, ce soldat franco-israélien qui avait achevé à terre un terroriste désarmé. Sans évoquer l’affaire, Golan avait pointé les failles de l’armée, la responsabilité des nationalistes extrémistes qui glorifiaient Azaria, et comparé certains aspects de la société israélienne à l’Allemagne des années 1930. Le scandale fut immense. Il lui coûtera son poste de chef d’état-major. Cependant, beaucoup d’Israéliens salueront aussi son grand courage moral. D’une certaine façon, Golan avait raison avant l’heure : les fanatiques d’Azaria sont aujourd’hui au pouvoir.
Il faut alors mesurer ce que signifie pour un électeur du suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, ministre de la Police, de tomber dans les bras de Golan en le qualifiant de mensch. C’est ce qui est arrivé le 14 octobre dans le Néguev. Un jeune bénévole de l’organisation religieuse Zaka, chargée de l’aide aux victimes, a pris les journalistes à témoin : « Je veux que vous filmiez ça. Je m’appelle Meir Spanier. J’ai voté pour Ben Gvir aux dernières élections. J’étais imprégné du poison que la droite a déversé sur la gauche. Je le haïssais [Golan]. Aujourd’hui, je l’aime et je l’admire. Et je suis vraiment désolé. » « Cela prouve que les choses ici peuvent changer pour le meilleur, et rapidement », a réagi un Yaïr Golan particulièrement optimiste.

Tête brûlée

Si la popularité du héros du 7 octobre a grimpé en flèche, rien ne dit qu’il devienne l’homme politique providentiel pour Israël, ni même pour son camp. « Certes, désormais il sera plus difficile de le considérer comme traître », nous confie Ouri Weber. « C’était le héros d’un jour, mais cela ne perturbera pas le jeu électoral ». Le journaliste Daniel Bensimon, ancien député travailliste, est plus sévère encore : « Golan n’est pas dans le jeu du tout », nous dit-il, « Il ne représente pas une gauche naturelle, historique. C’est une gauche qui est en train de chercher sa place. Et puis Golan est un peu arriviste. »

Arriviste, arrogant, cassant ; l’homme n’est pas connu que pour ses qualités morales. Au sein de Tsahal, il a acquis une réputation de tête brûlée, le genre d’officier capable d’initiatives sans en avertir sa hiérarchie. Comme ses « opérations de voisinage », consistant à s’entourer de civils palestiniens pour aller exfiltrer un terroriste à son domicile, qui lui vaudront des réprimandes en 2007. Ou, dans un autre registre, son choix tout personnel d’accueillir dans un hôpital de campagne des blessés syriens qu’il avait fait monter près de la ligne de démarcation avec la Syrie.

Depuis son entrée en politique, Golan a aussi commis plusieurs écarts de langage qui révèlent un ton autoritaire, voire méprisant. En 2022, il décrit les colons violents de l’avant-poste de Homesh en Cisjordanie comme des « sous-humains ». Interrogé sur la chaîne 12, il reconnaîtra son erreur : « J’aurais pu utiliser une expression plus appropriée, comme “méprisables voyous”. » Les remarques sur son style l’exaspèrent, surtout quand elles viennent de gauche : « Je deviens fou quand les gens de mon camp me parlent de style. Ne comprenez-vous pas que le camp adverse nous délégitime constamment ? », proteste-t-il dans Ynet. « Quand on est poli et agréable, on se fait écraser. Quand on est plus audacieux, on se fait reprocher son style. Assez de bêtises ! Allez-vous battre pour votre camp. »

Ce caractère bien trempé lui a valu de solides inimitiés à gauche. Seul à briguer la succession de Nitzan Horowitz à la direction du Meretz en 2022, il en est subitement évincé par les proches de l’ancienne cheffe de file Zehava Galon, qui vient reprendre la tête du parti et l’inscrit en quatrième place sur la liste électorale. En novembre, le parti échouera à passer le seuil d’éligibilité et, pour la première fois de son histoire, ne siégera pas à la Knesset. Depuis, Golan clame que « la marque Meretz est morte ».

Une gauche patriotique

Sur le fond, que reproche-t-on à Golan ? D’être trop militaire, trop militariste, en faisant primer les questions de sécurité quand le Meretz est fondamentalement droit-de-l’hommiste. De railler les nouvelles lubies de gauche contre la crise climatique ou la souffrance animale (« qui se soucie de ces absurdités ? »). Et d’être un sabra hautain : quand il dénonce le côté hors-sol de Netanyahou, imprégné de culture américaine, naviguant à vue pour sa seule survie politique, Golan ne le décrit pas comme « Bibi l’Américain », il assène dans Haaretz qu’il est tout « simplement une personne de la Diaspora ».

Golan, lui, veut incarner le patriotisme. À la tête de son mouvement Hitorerut (« le réveil »), il rêve de rassembler les vrais patriotes de centre et de gauche – « la majeure partie du camp de gauche est ultra-patriotique. C’est le véritable camp “national” ». Et justement, c’est bien parce qu’il incarne à la perfection l’ethos sioniste, dans sa bravoure comme dans sa rugosité, que Golan pourrait aujourd’hui faire la différence. Et sauver une gauche israélienne terriblement esseulée dans le monde depuis le 7 octobre. « Le sentiment de solitude provient du fait que les Israéliens de gauche attendent de ceux avec qui ils croyaient partager les valeurs d’état de droit, de sensibilité à la tragédie historique, d’attachement à la démocratie, une solidarité et un soutien qui ne viennent pas », nous déclare le philosophe israélien Raphael Zagury-Orly, qui vient de signer avec David Grossman, Eva Illouz et plus de 60 intellectuels israéliens une lettre ouverte aux intellectuels progressistes européens et américains. Selon lui, « la gauche israélienne doit retrouver sa spécificité. Elle n’est pas woke – elle ne peut pas se permettre de l’être dans le contexte géopolitique qui est le nôtre – et elle n’a jamais été universaliste ni laïque – ce sont des spécificités françaises. Elle a une vénérable tradition européenne et judaïque, et c’est dans cette complexité proprement sioniste qu’elle se situe et qu’elle doit se déployer. Elle a un vrai travail à effectuer sur la réappropriation de la nation, de l’histoire et de la culture juive. »

C’est aussi la position de Weber, qui souligne combien « il y a en Israël une recherche d’identité et de façon d’exprimer son judaïsme très fortes, mais que le Meretz et les travaillistes ont tout fait pour ignorer, avec le résultat que l’on sait. » Dès lors, pour le sociologue, la gauche devrait enfin embrasser le sujet du judaïsme et offrir des solutions aux classes populaires en Israël, quitte à mettre de côté la solution à deux États. Hitorerut ambitionne précisément d’être une gauche « qui n’aurait pas honte de dire qu’elle s’occupe de tikkun olam (la « réparation du monde ») », si caractéristique du judaïsme. Cependant, Golan continue sans relâche d’appeler à la création d’un État palestinien, seule solution pour voir perdurer l’Israël sioniste et démocratique. Rédhibitoire pour les Israéliens ? Pas si sûr. Selon un sondage de la chaîne 12, s’il prenait la tête d’une union Meretz-parti travailliste, Golan serait crédité de neuf sièges, alors que les travaillistes seuls ne franchiraient pas le seuil électoral.

« Dernière chance de la gauche »

Pour Bensimon, tout cela est illusoire : « la gauche sera au pouvoir dans dix, quinze ans. Mais pour l’instant, c’est le moment des fous, des pyromanes. Elle n’a rien à faire là-dedans. » Au contraire, nous dit Zagury-Orly, auteur du Dernier des sionistes (Éditions Les Liens qui libèrent, 2021), « l’idée que tout est perdu est le plus grand danger pour la démocratie et sans aucun doute un sentiment que cherchent à cultiver Netanyahou et ses alliés ». Lui veut y croire : « Yaïr Golan est l’homme politique que nous attendons dans le “camp libéral”, comme on dit en Israël. Le parti travailliste et le Meretz feraient une erreur fatale s’ils ne rejoignaient pas Yaïr Golan et son initiative d’union. Je pèse mes mots : c’est la dernière chance de la gauche israélienne. »

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris