Raconter son histoire en apprenant celle de l’Autre

Véronique Lemberg
En 2004, alors que la deuxième Intifada faisait rage, les Éditions Liana Levi ont publié Histoire de l’Autre, un manuel d’histoire unique en son genre, réunissant dans un même ouvrage l’histoire racontée du côté israélien et du côté palestinien autour de trois dates clés. Cette maison d’édition française a décidé de le rééditer en décembre dernier, tant il est nécessaire de donner des clés pour comprendre les événements tragiques actuels et la narration qui en est faite des deux côtés.
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En 2002, deux équipes de six enseignants d’histoire furent recrutées, une israélienne et une palestinienne. Rassemblées dans un lieu neutre, une école luthérienne nommée Talitha Kumi à Beit Jala, entre Jérusalem et Bethlehem, ces deux équipes travaillèrent séparément, avec pour consigne de raconter leur histoire nationale à travers l’évocation et l’analyse de trois événements historiques : la déclaration Balfour, la guerre de 1948 et l’Intifada palestinienne de 1987. Le résultat offre un manuel d’histoire avec une particularité inédite : chaque page se découpe en trois colonnes : sur celle de gauche y figure la version israélienne, la colonne centrale est laissée vide afin que le lecteur puisse y porter ses commentaires de lecture, et la colonne de droite contient la version palestinienne. Le livre s’accompagne de deux glossaires parallèles. L’objectif de ce manuel était de fournir aux enseignants d’histoire des écoles secondaires palestiniennes et israéliennes les moyens de transmettre l’histoire contemporaine du Proche-Orient dans le but proclamé de « désarmer » les méthodes d’enseignement utilisées dans les salles de classe des deux côtés.

La première édition de ce livre a paru dès la fin de l’année 2002, sous forme de manuel scolaire traduit en hébreu et en arabe. Il a été ensuite traduit en italien, en allemand et en français par les Éditions Liana Levi qui le publient en 2004 sous le titre Histoire de l’Autre. Cette édition comprenait trois tomes couvrant environ un siècle d’histoire d’Israël-Palestine. Comme sa couverture est verte, en Israël ce livre est appelé « Livre vert ». Bien que ni les instances éducatives officielles d’Israël ni l’Autorité palestinienne n’avaient accepté de l’inscrire officiellement dans leur cursus, le Livre vert a été mis à la disposition des enseignants qui souhaitaient l’utiliser. C’est évidemment dans le réseau des écoles publiques laïques israéliennes que des élèves ont pu le découvrir. Il est plutôt populaire au sein des milieux associatifs engagés dans le dialogue avec les Palestiniens. Ainsi, le Forum israélo-palestinien des familles endeuillées utilise ce manuel d’histoire lors d’ateliers destinés aux écoliers, dans le cadre d’activités de sensibilisation à l’histoire de l’Autre. Côté palestinien, la situation est plus compliquée en raison de la pression exercée depuis longtemps sur les enseignants par le mouvement BDS (boycott d’Israël) pour qu’ils ne l’utilisent pas. Les militants du BDS s’opposent à tout projet de coopération entre Israéliens et Palestiniens, considèrant cela comme une forme de normalisation de l’occupation israélienne.

Deux récits parallèles

L’équivalent exact en anglais du titre de ce livre est Learning Each Other’s Historical Narrative. Il est plus parlant qu’en français. En effet, le livre montre qu’il s’agit de deux récits parallèles, et que les facteurs de mésentente y sont nombreux : « Toutes les nations ont leur propre récit national dans lequel elles forgent leur conscience collective, et c’est la transmission de ce récit qui participe à leur construction. Quand deux peuples s’opposent dans un conflit existentiel, comme celui entre Israéliens et Palestiniens, ils n’ont évidemment pas le même récit des évènements vécus et s’intéressent peu à celui de la partie adverse.Avant d’être militaire, la confrontation entre des populations en guerre est d’abord idéologique », confirme David Chemla, secrétaire général de JCall et auteur de la préface du livre.

« C’est dans les livres d’histoire que celle-ci est encore plus manifeste. Chacun y présente son narratif qu’il considère être le seul authentique et tend à délégitimer celui de la partie adverse. L’autre est en quelque sorte nié puisque son narratif est ignoré ou tout au plus évoqué pour être mieux discrédité. Ainsi les élèves qui vivent dans des pays en guerre n’apprennent que le récit national de leur propre pays qui, en dénigrant celui du pays adverse, peut conduire à justifier l’usage de la force contre lui. »

Il serait puéril de demander à des Israéliens et à des Palestiniens d’écrire la même histoire. Il est déjà admirable qu’ils acceptent de coexister dans deux récits parallèles. « Présenter l’histoire de l’autre aux élèves des deux peuples permet d’abord de rendre cette histoire de l’autre légitime, de faire de l’autre un interlocuteur. Cette reconnaissance de son histoire, sans pour autant en accepter sa présentation des faits ni ses conclusions, est indispensable pour pouvoir comprendre son identité et entamer avec l’autre un dialogue sur un pied d’égalité, un dialogue qui seul permettra de revenir un jour à une négociation politique. Il aide à comprendre que ce conflit oppose deux légitimités, et que seule cette prise de conscience permettra un jour de partager cette terre. Connaître l’histoire de l’autre est la première étape indispensable sur ce chemin », insiste David Chemla.

Faire un pari sur l’avenir

Pourquoi rééditer ce livre en décembre 2023 alors que tout espoir de paix semble éloigné à jamais, et que les deux peuples ne sont plus enclins à intégrer l’Autre tant leur souffrance respective est énorme. Lorsque l’éditrice Liana Levi lui a fait part de ce projet, David Chemla était plutôt sceptique. « Décider de rééditer ce livre après le pogrom du 7 octobre 2023 et les bombardements sur Gaza semblait une gageure », se souvient David Chemla. En outre, l’état d’esprit de Sami Adwan, le pédagogue ayant coordonné le projet côté palestinien, ne laissait pas présager une réédition enthousiaste : dans les conversations qu’il avait eues avec son homologue israélien, Eyal Naveh, il niait les événements du 7 octobre 2023 ! Après de mûres réflexions, David Chemla a finalement été convaincu par la nécessité de rééditer ce livre : « J’ai songé au contexte de guerre de la deuxième Intifada dans lequel le projet avait été mené. Ce n’était pas simple pour des Israéliens de rencontrer des Palestiniens alors que les attentats-suicides se multipliaient. Ce n’était pas non plus simple pour les Palestiniens, confrontés à de sérieux obstacles liés à la répression du terrorisme et aux mesures restreignant leur liberté de mouvement. Nous avons donc voulu, comme eux, donner à nouveau aux lecteurs cet outil pour les aider à comprendre la complexité de ce conflit et faire un pari sur l’avenir. » Un point de vue que partage Elie Barnavi, historien, ancien ambassadeur d’Israël à Paris et militant inlassable pour la paix entre Israéliens et Palestiniens.

"Souvent, des tréfonds du malheur jaillissent les solutions qui y mettent fin. C’est ainsi que l’Europe unie est née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, qu’Israël a surgi des cendres de la Shoah."

« Il peut sembler absurde qu’on puisse parler de paix le lendemain du 7 octobre, à l’heure où, en réponse à l’orgie sanglante du Hamas, Tsahal dévaste la bande de Gaza », souligne-t-il dans la postface de ce livre. « Mais cela n’a rien d’absurde. Souvent, des tréfonds du malheur jaillissent les solutions qui y mettent fin. C’est ainsi que l’Europe unie est née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, qu’Israël a surgi des cendres de la Shoah. Pourquoi un État palestinien ne verrait-il pas le jour malgré la tragédie séculaire qui afflige notre bout de terre, ou à cause d’elle ? »

La brutalité frontale de la guerre actuelle renvoie les deux peuples à un conflit ancestral, avec plus d’un siècle de revendications nationales opposées, où l’histoire, bien qu’elle ait été écrite en miroir et interprétée différemment, a nourri les identités collectives des deux peuples. Pour les Israéliens, les massacres du 7 octobre ont réveillé le souvenir et les traumatismes des pires moments de l’histoire juive ; pour les Palestiniens, les destructions de leurs habitations à Gaza et les déplacements qu’elles provoquent ravivent le souvenir des expulsions de 1948. Dans ce contexte où chacun revit des pages douloureuses de son histoire, il semble nécessaire de montrer, à travers ce livre, que de chaque côté, des gens de bonne volonté ont imaginé une manière d’enseigner l’histoire qui tient compte de l’Autre, sans pour autant endosser son récit, mais dans l’espoir d’envisager un avenir de coexistence pacifique. Pour ce faire, il faut au moins commencer par entendre le récit de l’Autre.

Même s’il ne présente pas comme la panacée, Histoire de l’Autre est en soi un message important qui mérite d’être transmis aujourd’hui : ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de perspective de paix qu’il faut assister les bras croisés à la dégradation de la situation sans rien faire. Et comme nous avons malheureusement du recul sur ce conflit, nous savons que les périodes les plus violentes sont suivies de périodes durant lesquelles le dialogue reprend.

Par ailleurs, il n’y a pas d’alternative au dialogue pour aboutir à un règlement définitif. Ni les Israéliens ni les Palestiniens ne se réveilleront un beau matin en constatant que l’Autre a disparu comme par enchantement. Les deux peuples seront toujours présents, avec leurs
revendications respectives. Il faudra donc trouver un compromis entre des forces politiques prêtes à faire les choix nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des deux nations. C’est la raison pour laquelle les Israéliens et les Palestiniens ont besoin d’outils pour permettre aux générations futures de suivre le chemin tracé par leurs aînés et le poursuivre à leur tour.

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