Il y a un mystère autour de la BD israélienne. Pendant longtemps, les auteurs et illustrateurs se sont comptés sur les doigts de la main, le peu de magazines qui y étaient diffusés ne survivaient pas à quelques numéros et les rares albums qu’on y trouvait étaient tous en langue étrangère.
Pourtant, les fées de la BD se sont bien penchées sur le berceau israélien. Le premier héros de BD est créé en 1936 par l’illustrateur Aryé Navon et la poétesse Leah Goldberg : Uri Muri, un garçon aventureux semblable au sabra, le fruit du cactus, épineux et rude à l’extérieur, tendre et doux à l’intérieur. Le succès est tel que le terme de sabra va s’imposer pour désigner les Israéliens nés en Israël. En 1948 paraît le tout premier magazine de BD en hébreu Miki Maoz avec des héros de Disney et quelques personnages locaux. Il ne tient que neuf numéros.
BD casher
Pourquoi tant de difficulté à s’implanter en Israël ? La raison serait-elle d’ordre religieux ? Le deuxième commandement proscrit bien la création d’idoles et de représentations figurées, animales ou humaines. Cela a pu influencer l’art juif, entraînant des périodes artistiques « aniconiques », voire iconoclastes. Cependant, il existe aussi une magnifique tradition juive iconophile comme l’attestent par exemple les mosaïques de la synagogue de Doura Europos en Syrie, sorte de « Bible en images » où la main de Dieu est même représentée.
Invoquer l’interdit du culte des images ne tient pas, précisément parce que la BD est par bien des aspects un « art juif ». Le premier magazine de BD a été inventé en 1933 par un Américain juif, Charlie Gaines (né Maxwell Ginsburg) qui eut l’idée de rassembler en un seul livre les strips (bandes) de BD parus dans divers journaux. Les comics books sont lancés et avec eux une pléiade de super-héros, tous très juifs : Superman de Jerry Siegel et Joe Shuster, inspiré de Moïse ; Captain America imaginé par Joe Simon et Jack Kirby (Kurtsberg) sur le modèle du roi David ; sans parler des héros Marvel de Kirby et Stan Lee (Lieber).
Tous ces personnages vont inspirer des super-héros israéliens. Dans les années 1950 paraît Gidi Gezer dans le journal pour enfants Haaretz Shelanou : un garçon doté de superpouvoirs après avoir mangé des carottes, qui combat Britanniques et Arabes pendant la guerre d’Indépendance. En 1978, à peine âgé de 15 ans, Uri Fink créé Sabraman, super-héros chasseur de nazis. On compte même un dessinateur Marvel en Israël : Michael Netzer, qui a dessiné Spiderman avant de virer orthodoxe et de partir vivre dans une colonie de Cisjordanie. En 1987 il crée Uri-On, un super-héros israélien tellement réac qu’il est boudé par les journaux. Preuve en tout cas que foi et BD ne sont pas incompatibles.
Au contraire, la majorité des BD publiées aujourd’hui en Israël sont destinées aux enfants haredim. On y trouve des Haggadah de Pessah, des vies exemplaires de rabbins illustrées, mais pas seulement. Gadi Pollak est l’auteur d’une cinquantaine d’albums orthodoxes, dont les volumes A Yiddish Kop qui se sont écoulés à 200.000 exemplaires ; tous certifiés casher !
Si la BD a longtemps été négligée en Israël, la qualité des histoires n’est pas en cause. Certaines défient l’imagination, d’autres la réalité : la première mention écrite de la bombe se trouve en 1959 dans l’album Agent Secret numéro 17, passé sous le radar de la censure. Science-fiction et super-héros à l’américaine vont continuer à dominer jusqu’à l’apparition des BD franco-belges, d’abord timidement dans des journaux pour enfants des années 1960, puis la décennie suivante quand Meir Mizrahi édite chez Ramdor les albums de Tintin et Astérix en hébreu.
Le tournant a lieu au début des années 1990. Le 9e art se popularise. Uri Fink connaît le succès avec Zbeng !, les aventures d’une bande d’ados inspirées des comics américains. Mais la plupart des auteurs israéliens restent toujours confidentiels. La faute à un marché de la BD trop petit, qui interdit toute prise de risque aux éditeurs. Alors les plus téméraires prennent en charge eux-mêmes leur création. Assaf Hanuka et son frère jumeau Tomer publient dans un fanzine, photocopié dans une école de Kfar Saba puis distribué par des volontaires dans le pays. En 1995, Rutu Modan fonde le mouvement Actus Tragicus, qui publie de fascicules en noir et blanc.
Tous les chemins mènent à Kichka
La passion et l’énergie sont là, en attente d’une véritable culture de la BD. Elle va se solidifier entre les murs de l’Ecole des Beaux-Arts Bezalel à Jérusalem, grâce à un passeur de savoir et découvreur de talents hors-pair, Michel Kichka. Rutu Modan se souvient : « Michel a ouvert le premier cours universitaire sur la BD en Israël. C’était en 1992. Nous étions six en classe et n’y connaissions pas grand-chose. A la première leçon, Michel est arrivé avec une quinzaine d’albums (Pratt, Hergé, Spiegelman, etc.). Il nous a lancé “La BD est quelque chose de nouveau pour vous, les Israéliens. Alors, lisez”. Ce fut un choc culturel. A la fin de l’heure, je savais ce que je voulais faire ».
Kichka a apporté à ces artistes en herbe un nouveau langage. « Je parle en Israélien et je dessine en belge », nous confie-t-il. « Quand j’ai commencé à enseigner à Bezalel, le style de mes illustrations était un concentré de toutes les influences que j’avais depuis ma plus tendre enfance jusqu’à mon aliyah : Spirou, Tintin, Pilote, L’Echo des Savanes… Tout d’un coup j’apportais un style qu’on n’avait jamais vu en Israël ». Un nouvel horizon créatif s’ouvre à ses étudiants, et aux autres. Grâce à Kichka, Assaf Hanuka part étudier la BD à l’école Emile Cohl de Lyon. « J’ai connu tout cet univers grâce à lui. Il y a quelque chose dans le trait européen qui peut être réaliste et délicat à la fois ». Ses albums (Le Réaliste, Pizza Kamikaze avec Etgar Keret, The Divine avec son frère Tomer) sont nourris de ce mélange. « Etre un résultat de cultures différentes, c’est cela être israélien », résume Hanuka. « Beaucoup de mes histoires utilisent des images de héros américains très musclés, dotés des super pouvoirs avec en face quelqu’un de faible. Les tensions entre le rêve de pouvoir et la vie de tous les jours résument bien l’état d’esprit des Israéliens ».
Kichka va continuer d’éduquer le regard des Israéliens. Illustrateur dans le Yediot Aharonoth, il est choisi pour présenter une caricature sur la deuxième chaîne de télévision deux fois par semaine à l’heure du café du matin. L’expérience dure de 1997 à 2005, en pleine Intifada. Kichka dessine les attentats et croque le gouvernement mais le fait avec un tel tact qu’il s’attire respect et sympathie de tous. Depuis 2012, il a osé le grand saut dans la BD. Adaptée au cinéma, Deuxième génération vient d’être primée à Cannes et fait partie de la sélection du Festival du film juif de Jérusalem cet automne. Mais déjà Kichka planche sur son nouveau roman graphique, qui sera publié d’abord en français, bien sûr.
Ebauche d’une tradition israélienne
Même les plus célèbres bédéistes israéliens publient à l’étranger avant de se tourner vers le petit marché national. C’est la seule façon d’en vivre et le meilleur moyen d’être lu. Exit Wounds de Modan, publié en anglais, a reçu le prix d’Angoulême et le Eisner Prize avant de sortir en hébreu. Gilad Seliktar a publié son Tsav 8 d’abord en français. Idem pour la nouvelle venue Aya Talshir avec Deux ans dans les rangs. Et pourtant, tous racontent des histoires qui ne pourraient voir le jour ailleurs qu’en Israël : le terrorisme, un réserviste lors d’une opération à Gaza, le quotidien d’une soldate. JUL, l’auteur du nouveau Lucky Luke, nous explique avoir une image très identifiée de cette BD : « Ils sont très israéliens. Leur travail n’est pas quelque chose d’insipide, de globalisé. Ils ont les pieds dans leur culture, dans leur histoire ».
La BD jouit désormais d’une vraie légitimité en Israël. Elle s’institutionnaliste. La caricature a son musée à Holon et, cet hiver, le très chic musée d’art de Tel-Aviv rend hommage à David Polonsky, l’illustrateur de livres pour enfants et de Valse avec Bashir. La réputation des écoles Bezalel à Jérusalem et Shenkar à Tel-Aviv n’est plus à faire. Le grand public n’est pas en reste. Il peut s’ouvrir à la production israélienne en librairie, sur des sites internet et autres blogs. Et chaque été depuis huit ans, le festival Animix célèbre l’animation, la BD et les caricatures à Tel-Aviv.
Trente ans après la renaissance de la BD israélienne, il semblerait qu’une tradition s’esquisse. « 30 ans et il n’y a toujours pas de tradition ! », s’amuse au contraire Rutu Modan. Après tout, c’est ainsi que les plus belles créations naissent, quand les créateurs se sentent en terrain non balisé, l’esprit pionnier et la fleur au crayon.