“Que s’achève l’année et ses malédictions, que débute l’année et ses bénédictions”

Elie Barnavi
Nous sommes le premier pays au monde à avoir imposé un deuxième confinement général à l’ensemble de la population. A l’heure où j’écris ces lignes, il s’agit d’un confinement « à trous », c’est-à-dire moins strict que celui que nous avons connu au printemps, mais il sera fatalement rendu plus étanche dans les jours qui viennent.
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En effet, la courbe des contaminations ne cesse de grimper, en même temps que celle des malades graves et des décès. A ce rythme, le système hospitalier risque d’être débordé. Pour dire les choses simplement, le gouvernement a perdu le contrôle de la situation.

A sa gestion désastreuse de l’épidémie répond une sorte d’anarchie sociale. Toute politique, surtout en temps de crise, est fondée sur le contrat social tacite qui lie gouvernants et gouvernés : les gouvernants s’engagent à œuvrer dans l’intérêt des gouvernés, les gouvernés obéissent aux instructions des gouvernants. Ce contrat, basé sur la confiance, est irrémédiablement rompu. A part un noyau dur de fanatiques – la « base » –, nul ne croit un seul mot qui sort de la bouche de Netanyahou et de ses mignons. Il est extraordinaire d’entendre de petits commerçants des marchés ou des restaurateurs, électeurs du Likoud depuis toujours, proclamer qu’ils n’ont aucune intention de se conformer aux règles du confinement.

Au-delà de l’impéritie du gouvernement, ce que la crise sanitaire a révélé est la profondeur des clivages socio-communautaires. Ce à quoi l’on assiste est une sorte de libanisation d’Israël. Dans un discours resté célèbre de juin 2015, le président Rivlin a dit sa crainte que les différents segments de la société israélienne ne se solidifient en « quatre tribus » irréconciliables – les séculiers, les national-religieux, les ultra-orthodoxes et les Arabes. A la faveur de la crise, cette sombre prophétie est devenue réalité. « Notre société, disait-il, sera bientôt formée de quatre tribus, qui ne se connaissent pas, ne se fréquentent pas, n’ont pas le même système éducatif. Ces enfants venus d’implantations ou de villes orthodoxes, de Tel Aviv ou de Rahat, non seulement ne vont pas se rencontrer, mais vont aussi avoir leur propre vision de la société, de la culture, de la religion » Voilà qui est fait.

Avec deux correctifs importants. Ce n’est pas tant les sionistes religieux qui font « tribu », mais les colons. Et le Covid-19 a plutôt rapprochés les Arabes israéliens de leurs compatriotes juifs. Face à l’ennemi commun, le public les a découverts massivement présents dans les métiers de la santé, commentant à la télévision l’actualité sanitaire, accueillant avec empressement policiers et militaires dans leurs villes et leurs villages. C’est le seul aspect positif de ce satané virus. Les haredim, c’est autre chose.

L’Etat leur a assuré depuis sa fondation une autonomie de fait, que la crise a mise à mal. Ils se sont rebellés donc : appels à la désobéissance, prières publiques massives au mépris des consignes, yeshivot qui refusent de fermer leurs portes… Cette rébellion, outre ses conséquences désastreuses sur le combat contre la pandémie, laissera des traces dans la conscience collective des Israéliens. Le retour de bâton risque d’être douloureux.

Le mois dernier, je disais dans ces colonnes que les accords de normalisation conclus avec les Emirats arabes unis (EAU) et le Bahreïn m’inspiraient des sentiments ambivalents. D’un côté, tout ce qui va dans le sens d’une insertion pacifique de l’Etat juif dans son environnement arabe est bon à prendre. De l’autre, cette indiscutable percée diplomatique ne fait rien pour régler la question palestinienne, la seule menace existentielle qui pèse sur Israël. Ce n’était d’ailleurs pas son but, Netanyahou nous l’a assez seriné.

Le Hamas s’est chargé d’illustrer cette vérité à sa manière. Au beau milieu de la cérémonie de signature des accords sur la pelouse de la Maison Blanche, au moment, sans doute pas choisi par hasard, où le ministre des Affaires étrangères des Emirats prononçait son discours, une pluie de roquettes s’est abattue sur Ashdod et Ashkelon.

Il ne s’agit pas de « comprendre » la réaction de l’organisation terroriste. Outre son imbécilité manifeste, le tir indiscriminé sur des civils relève du crime contre l’humanité. Il ne s’agit pas non plus de diminuer la responsabilité de l’ensemble de la direction palestinienne, toutes tendances confondues, dans l’impasse tragique où se trouve enfermé son peuple. A force de dire non à tout ce qui leur a été proposé, ils se sont enfermés dans une cage. N’en déplaise aux palestinolâtres d’Israël ou d’ailleurs, le cliché d’Abba Eban – « les Palestiniens ne ratent jamais une occasion de rater une occasion » – n’est un cliché que parce qu’il est vrai. Non, il s’agit simplement de constater l’évidence : la question palestinienne est la question israélienne, on a beau essayer d’y échapper, elle finit toujours par vous exploser à la figure. La solution ne se trouve pas à Abou Dhabi ni à Manama, et l’on pourra engranger tous les Etats sunnites qu’on voudra dans le Machrek et le Maghreb, c’est ici, entre Ramallah et Gaza, qu’elle trouvera sa solution.

Deux femmes juives ont défrayé ces derniers jours la chronique. Un monde les sépare, et, si j’ose les évoquer ensemble, c’est parce qu’elles symbolisent à mes yeux deux manières juives antagoniques d’être au monde. L’une est Ruth Bader Ginsburg, la juge à la Cour suprême des Etats-Unis, qui vient de nous quitter. L’autre est Malka Leifer, l’enseignante ultra-orthodoxe australienne qui s’est réfugié en Israël pour échapper à la justice de son pays. La première fut une icône nationale et mondiale, qui n’a cessé d’ériger le judaïsme en source morale de ses principes juridiques. La seconde, accusée par trois sœurs de soixante-quatorze cas de viols, d’agression sexuelle et d’abus sexuels du temps où elle dirigeait à Melbourne l’école juive où elles étudiaient, a fait du judaïsme le refuge de ses turpitudes. Le judaïsme de celle-là débouchait sur l’universel, le judaïsme de celle-ci était confiné dans sa communauté, laquelle a tenté jusqu’au bout de lui sauver la peau. Il a fallu douze ans et une soixantaine d’auditions devant les juridictions israéliennes pour que la procédure d’extradition aboutisse enfin. Chez ces gens-là, on ne lâche pas les siens, peu importe ce dont ils se sont rendus coupables. Yaakov Litzman, le puissant ministre haredi de la Santé, n’a-t-il pas fait pression sur un psychiatre de son ministère pour qu’il change son opinion professionnelle et déclare Leifer inapte à passer en jugement ? Il a d’ailleurs été mis en examen pour cela. Oui, il y a encore une justice en Israël. Souffreteuse, attaquée sans cesse, mais encore debout.

Comme tous les ans à la veille de Rosh Hashana, le Bureau central des statistiques nous a comptés. Nous sommes désormais 9,2 millions dont près de 7 millions de Juifs et près de 2 millions d’Arabes. Il y a toujours un peu plus de Belges, mais, à ce rythme, le rattrapage n’est pas loin. Nous serons 10 millions en 2024, 15 millions en 2048 et 
20 millions en 2065. Nous étions 600.000 lors de la création de l’Etat.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël