Cette jeunesse qui ne rêve plus d’universel

Sarah Borensztein
Le constat est désormais établi, une rupture majeure se dessine dans le progressisme occidental. Très marquée en France, mais également en Belgique, on la retrouve même de l’autre côté de l’Atlantique, entre libéraux traditionnels et nouvelle version. L’enjeu majeur dans cette opposition est le rapport que la société doit avoir avec l’individu, et plus particulièrement avec son identité. Si tout un courant fait la part belle à la religion, la couleur de peau, l’orientation sexuelle ou le sexe, les universalistes n’ont pas dit leur dernier mot…
Partagez cette publication >

En Belgique, diverses personnalités et collectifs tentent de défendre les valeurs laïques, si souvent mal comprises. Face aux meutes numériques et aux raccourcis simplistes, la pédagogie est de rigueur, mais souvent insuffisante. L’enseignante Nadia Geerts en a fait les frais, puisqu’on le sait, ses prises de position ne lui ont pas attiré que des amis. En janvier 2021, le Collectif Laïcité Yallah, le CCLJ et le Centre d’Action Laïque n’avaient, d’ailleurs, pas manqué de la soutenir dans une carte blanche publiée dans le journal Le Soir. Très attachés à la neutralité de l’Etat belge, ces intervenants sont surtout pétris d’une pensée plus large et qui dépasse la question religieuse : l’universalisme.
Car de la séparation du privé et du publique découle l’idée que, dans la zone de l’Etat, qui est aussi celle de la conception et de l’application du droit, hommes et femmes sont tous égaux, quels que soient leurs particularismes. Idée qui ne peut s’entendre que si l’on considère qu’un être humain doit prétendre à la même dignité où qu’il soit sur la planète.

Ferrailler avec les extrêmes

La Belgique se défend, mais dans la discipline, il faut reconnaître que les champions restent nos voisins du pays de Voltaire. Le 17 novembre dernier, un nouvel hebdomadaire papier a vu le jour en France avec pour devise « La Raison est un combat » : Franc-Tireur. Quelques esprits chagrins, comme l’écologiste Sandrine Rousseau, n’ont pas manqué de critiquer le journal avant même la parution du premier numéro, mais au-delà de l’avis de l’un ou l’autre arbitre des élégances, les futures plumes annoncées avaient rapidement suscité l’enthousiasme. Et pour cause, le casting est de haute volée : Raphaël Enthoven, Caroline Fourest, Rachel Khan, Abnousse Shalmani, … N’en jetez plus !

Franc-Tireur n°11, Science-Po, la guerre des valeurs

La raison du rassemblement de tous ces beaux esprits dans un titre de presse ? Livrer bataille intellectuelle contre les extrêmes de tous bords. Et le ton est rapidement donné ! « Les Cathos intégristes de Zemmour », « L’Europe, sponsor des islamistes », « Ultradroite : L’autre menace terroriste », « Le débarquement trumpiste », … Les unes qui se succèdent et le contenu des numéros gardent le même cap : sortir des alternatives mortifères entre extrême-droite et extrême-gauche, racistes et islamistes, identitaires obsessionnels et ultra-conservateurs. Ne vouloir ni des uns ni des autres ne signifie pas un centrisme mou et informe. On peut avoir de fortes convictions et garder le sens de la nuance et de la complexité. C’est tout l’enjeu.
Il y aura, bien sûr (et heureusement !) des divergences au sein de la rédaction, mais l’on sent déjà une ligne éditoriale se dessiner : laïque, universaliste, féministe, antiraciste, hostile à la bigoterie, et très critique à l’égard du wokisme. Le tout avec un amour non dissimulé pour le jeu de mot (comme « Sois Nobel et tais-toi », titrant sur la censure hallucinante de Nadia Murad, survivante du génocide yézidi et prix Nobel de la paix 2018, par des autorités académiques canadiennes).

"Nous ne parvenons plus à fabriquer de l’universalisme [...] parce que nous avons cessé d’en être fiers"

La laïcité est une libération

Il en est un autre qui aurait très certainement pu intégrer cette rédaction quatre étoiles : Richard Malka. Le célèbre avocat de Charlie Hebdo a fait du combat pour la laïcité et pour l’universalisme (l’un ne va pas sans l’autre), le combat de sa vie. Le 10 novembre dernier, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, Maître Richard Malka s’est vu remettre le prix de la laïcité 2020 (reporté d’un an en raison de la pandémie). A cette occasion, il a prononcé un vibrant discours aux accents de plaidoirie. « Nous ne parvenons plus à fabriquer de l’universalisme », a-t-il asséné. « Nous n’y parvenons plus, pour bien des raisons. Mais surtout parce que nous avons cessé d’en être fiers et que nous n’osons plus transmettre cette transcendance qui est la nôtre, parce que, oui, un pays a besoin d’une transcendance ». Ajoutant, avec un rythme et un choix des mots imparables : « Notre combat pour l’universalisme ne vise qu’à banaliser l’islam, comme le protestantisme, le catholicisme ou le 

judaïsme. Pour libérer. Pour que la religion, ou le genre, ou la sexualité deviennent indifférents plutôt que prépondérants. Pour que l’on puisse oublier cinq minutes sa religion, son genre, son orientation sexuelle… et ce n’est pas grave ! Ce n’est pas une trahison ! Pour paraphraser Aristide Briand, la laïcité n’est pas une hostilité, c’est une libération ! Est-ce que l’on peut encore tenir ce discours à gauche ?! Est-ce que je peux dire que cette obsession à revendiquer ses différences me donne la nausée ?! Parce que c’est le contraire de la complexité humaine ! Parce que c’est un appauvrissement de notre humanité qui, Cher Monsieur Mélenchon, Chère Madame Rousseau, ne nous mènera nulle part ailleurs qu’à des guerres tribales. Précisément, parce que l’universalisme est en danger – et ce n’est certainement pas « le candidat dont tout le monde parle » qui le défendra – on en voit aujourd’hui l’intérêt, bien davantage qu’hier ».
Vivement applaudi, le discours se clôturera sur ces paroles, quelque peu étranglées par l’émotion, pour son ami : « Alors, Charb, si tu es là-haut en train de fumer un gros cigare avec le dieu des Juifs, des chrétiens et des musulmans, t’inquiète pas, on lâchera rien ! ».

Dialogue de sourds

Les mots sont bouleversants. Pourtant, ils feraient certainement hurler, ou lever les yeux au ciel, un certain nombre de jeunes – et moins jeunes – gens se réclamant, eux aussi, de la gauche, se réclamant, eux aussi, de l’antiracisme et du féminisme.
Comment expliquer ce désamour pour un courant de pensée qui porte l’égalité entre tous comme pilier idéologique ? Caroline Fourest rappelle régulièrement que l’universalisme a eu ses torts et ses œillères, dont elle a, elle-même, fait les frais quand elle était militante féministe et pour les droits LGBT. À l’époque, dit-elle, au prétexte qu’il fallait être unis dans la lutte sociale/ouvrière/économique, on lui a souvent rétorqué que les « combats de femmes », comme ses autres combats, devaient être mis de côté, parce que « ce n’était pas la priorité ». Une erreur de jugement classique d’une philosophie mal calibrée, ou hypocritement « brandie pour maintenir le statu quo », qu’elle déplore sans détours et qu’il faut encore s’assurer d’éviter aujourd’hui.
De fait, l’opposition stérile entre le portefeuille et les droits individuels semble durablement ancrée dans bien des esprits. Mais serait-ce la seule raison qusi pousserait les nouvelles générations à rejeter ce rêve universel ? Peut-être pas.

Universalisme et globalisation

Nous évoluons dans un monde de plus en plus globalisé (expansion du modèle néolibérale, généralisation de la société de consommation, américanisation des sociétés modernes, imposition de l’anglais). Et paradoxalement, alors que les différences semblent s’amenuiser, rongées par des enjeux commerciaux et économiques, les jeunes adultes se détournent progressivement d’un modèle qui proclame l’égalité des sentiments et des droits humains à travers la planète.
Face à une homogénéisation en marche, l’universalisme peut apparaître redondant voire étouffant, plutôt qu’un projet porteur. On peut, dès lors, se demander si l’émancipation ne passerait pas, aux yeux de certains, par une accentuation des différences plutôt que par une célébration du semblable.

Dans son premier édito de Franc-Tireur, Raphaël Enthoven envisage qu’un « ennui profond » serait responsable des nouvelles radicalités. « Vivre en démocratie », dit-il, « c’est être libre dans un monde qui ne promet que lui-même. Une démocratie libère les individus tout en les privant d’horizon. (…) Comme la religion vient aux hommes qui ont peur de mourir, la radicalité s’offre aux citoyens désœuvrés comme un divertissement majeur, et comme l’espoir qu’il reste une digue à construire (…) Alors, la radicalité se donne des moulins à vent. Elle pourfend le « racisme d’Etat », dans un monde où la loi, c’est-à-dire l’Etat, punit l’expression du racisme. Elle impose la haine en combattant l’introuvable « grand remplacement ». (…) Si l’injustice n’existait pas, la radicalité l’inventerait ».
L’explication du rejet se trouve peut-être au carrefour de ces propositions : entre l’ennui d’une société démocratique, d’une part, et l’absence d’âme et de personnalité d’un monde de plus en plus standardisé, d’autre part, la révolte finit par revêtir les tristes atours de cette réplique culte de La Folie des Grandeurs : « Un pour tous, chacun pour soi ! »

Raphaël Enthoven, essayiste

Le camp universaliste va donc devoir s’armer de courage pour réenchanter son récit et, surtout, pour faire comprendre que construire sur ce que nous avons en commun n’implique pas l’effacement des individus. En revanche, l’effritement de cette humanité commune par les obsessions identitaires ne peut mener qu’à la désintégration de l’empathie et de l’intérêt pour l’Autre. Il devient urgent de rectifier la devise des Mousquetaires…

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Découvrez des articles similaires

Pessah 5784 : Délivrons-nous

Au moment où nous entrons dans la période précédant la fête de Pessah, prenons le temps de nous pencher sur ce que représente cette libération, pour nous mais également pour d’autres. Et comment en tirer des fruits prospères dans une période chaotique.

Lire la suite »