Hannah Arendt a-t-elle compris l’antisémitisme ?

Nicolas Zomersztajn
Dans "Hannah Arendt et la question juive. Pour une relecture" (éd. PUF), l’historien français Michel Dreyfus démontre à quel point Hannah Arendt (1906-1975), une des figures majeures de la pensée du 20e siècle, s’est trompée avec obstination et mauvaise foi dans ses analyses sur l’émancipation des Juifs, l’affaire Dreyfus et les causes de l’antisémitisme moderne. Une relecture nécessaire pour mieux cerner les polémiques qu’elle a suscitées lors de la publication d’"Eichmann à Jérusalem" en 1963.
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Pourquoi avez-vous décider de vous lancer dans une relecture critique de “Sur l’antisémitisme”, le premier volume de la trilogie d’Hannah Arendt, “Les Origines du totalitarisme” ?

Michel Dreyfus En relisant Les Origines du totalitarisme, j’ai pris conscience que dans Sur l’antisémitisme, Hannah Arendt tient des thèses indéfendables : elle y affiche un mépris pour l’Histoire et pour les Juifs qu’elle estime responsables de leur malheur. Comme ce livre n’a fait l’objet d’aucun travail de recherche historiographique et qu’il contient un très grand nombre d’affirmations historiques complètement fausses, j’ai donc décidé d’entreprendre sa relecture critique.

Le mépris qu’elle affiche pour l’histoire et sa méthodologie est-il le premier travers d’Hannah Arendt ?

M.D. Effectivement. Sur l’antisémitisme, qui se situe à mi-chemin entre l’histoire et la philosophie, manque cruellement de rigueur historiographique. La première raison de ce manquement trouve sa source dans l’influence intellectuelle que Martin Heidegger a exercée sur Arendt. Il n’a jamais manqué d’afficher son mépris pour l’histoire en tant que reconstitution des faits. En bonne disciple de son maître, Hannah Arendt a complètement intégré ce point de vue. Lors d’une réédition de ce livre en 1967, elle rédige une préface dans laquelle elle prétend que la recherche sur l’antisémitisme n’a guère changé depuis une vingtaine d’années. Ce qui est tout à fait faux mais cela lui permet de conclure que ce qu’elle a écrit en 1948 dans Sur l’antisémitisme est toujours valable. Il est étonnant de voir à quel point elle ignore superbement que la science historique sur l’antisémitisme et la Shoah ont énormément progressé durant cette période. De la même manière, elle ne connaît rien des débats intenses et féconds qu’ont eu des intellectuels allemands entre 1945 et 1948 sur les origines du nazisme et les conditions de développement de l’antisémitisme en Allemagne. Ce mépris pour l’Histoire lui permet ainsi d’asséner sans la moindre démonstration toute une série d’idées fausses.

Ce mépris pour la discipline historique est-il lié à sa prédilection pour des sources antisémites ?M.D. Arendt a effectivement une prédilection pour les écrits antisémites, qu’ils soient d’extrême droite ou même nazis, pour fonder ses affirmations : elle puise dans tout ce qui lui permet de conforter ses idées préconçues en matière d’antisémitisme. Ainsi, pour la rédaction de Sur l’antisémitisme, elle s’appuie sur les écrits de Walter Frank, un historien rallié au nazisme et ayant pris en 1935 la direction de l’Institut du Reich pour l’histoire de la nouvelle Allemagne. Incapable de supporter la défaite du nazisme, il se suicide en mai 1945. Connaissant son parcours, Hannah Arendt ose écrire qu’en dépit de « sa position officielle sous le régime nazi, Walter Frank fut toujours assez scrupuleux quant à ses sources et ses méthodes ».

Quelles sont les idées préconçues auxquelles elle s’accroche obstinément ?

M.D. Tout d’abord, elle considère que les Juifs sont responsables de leur malheur. Elle reprendra cette idée avec plus de virulence dans Eichmann à Jérusalem. Mais à nouveau, elle ignore délibérément tout ce qui vient contredire ses présupposés, ce qui lui interdit, là encore, de saisir la spécificité de chaque situation. La deuxième idée préconçue porte sur les Juifs de cour dont elle surestime la puissance. C’était partiellement vrai pour la Prusse, dans une moindre mesure pour l’Allemagne et faux pour l’Italie, la France et la Grande-Bretagne. Cette surestimation de la puissance juive tient à l’importance démesurée qu’elle accorde aux Rothschild en reprenant des poncifs antisémites. Elle ne veut pas voir que la puissance des Rothschild n’a cessé de diminuer au 19e siècle, à tel point qu’ils n’ont pratiquement joué aucun rôle dans l’industrialisation de la France à cette époque. Quant aux branches allemande et italienne de cette famille, elles finissent même par disparaitre. Il y aussi tout ce qu’elle ignore, notamment que le développement des banques françaises à partir de Second Empire repose essentiellement sur quatre banques, dont trois ne sont pas juives.

Dans quelle mesure le militant sioniste allemand Kurt Blumenfeld et l’historien américain Salo Baron ont-ils exercé une influence déterminante sur Hannah Arendt dans sa grille d’interprétation erronée de l’histoire juive et de l’antisémitisme ?

M.D. Président de la Fédération sioniste allemande de 1924 à 1933, Kurt Blulmenfeld a fait découvrir à Hannah Arendt une version radicale du sionisme particulièrement marquée par le mépris des Juifs assimilés. Jusqu’à leur rupture provoquée par la publication de Eichmann à Jérusalem en 1963, ils ont une nourri une relation étroite. Très critique à l’égard du processus d’assimilation des juifs en Europe, Kurt Blumenfeld n’hésite pas, comme en 1912, à appeler les Juifs à voter pour des partis antisémites. C’est donc auprès de ce militant sioniste qu’elle forge son mépris des Juifs assimilés en Allemagne et en France qu’elle juge responsables des problèmes rencontrés par les Juifs à cette époque. Elle s’intéresse essentiellement au mouvement sioniste sur la base de cette lecture très réductrice de l’assimilation. On comprend mieux ses positions étonnantes sur l’antisémitisme, alors qu’elle est juive et qu’elle a dû fuir l’Allemagne en 1933.

Et quelle est l’influence de Salo W. Baron ?

M.D. Elle rencontre Salo W. Baron à New York en 1941. C’est au contact de cet historien américain d’origine juive polono-autrichienne, spécialiste de l’histoire du peuple juif et professeur à l’Université Columbia de New York, qu’elle est amenée à minimiser l’antijudaïsme chrétien et contester la continuité entre cet antijudaïsme et l’antisémitisme moderne. Dans un article qu’il a publié en 1928 dans la revue Menorah, ce grand historien renverse complètement la perspective de l’histoire juive en affirmant que jusqu’à la Révolution française les Juifs ont connu une période heureuse grâce à l’autonomie politique et à la protection que les rois et les princes leur ont accordées. Avec la Révolution française et le processus d’émancipation entamé à la fin du 18e siècle, les Juifs n’ont connu que des catastrophes : perte de leurs particularismes, discriminations et persécutions. Hannah Arendt a découvert cette dénonciation de l’histoire « lacrymale » défendue par Salo Baron, l’a reprise à son compte et l’a approfondie. Mais alors qu’il finira par revenir sur sa conception, elle ne la remettra jamais en question et considérera toujours l’assimilation comme une catastrophe. L’idée selon laquelle les Juifs assimilés seraient largement responsables de l’émergence de l’antisémitisme moderne permet à Hannah Arendt d’ignorer les conditions de développement de l’antisémitisme et de sa radicalisation due en réalité au nationalisme allemand et au nazisme ensuite. Salo Baron lui commandera un article sur l’affaire Dreyfus (« From the Dreyfus Affair to France Today ») qu’elle publie en juillet 1942 dans Jewish Social Studies. Elle y exprime toute son hostilité envers Dreyfus, sa famille, son milieu israélite français et tous les Juifs assimilés. Cet article sera le dernier chapitre de Sur l’antisémitisme. Il se clôt donc avec l’affaire Dreyfus. Elle ne dira rien sur la Première Guerre mondiale ni sur l’entre-deux-guerres qui sont pourtant essentielles dans la montée en puissance de l’antisémitisme en Allemagne. Elle n’en dit pas un mot en 1948 ni dans sa réédition de 1967.

Comment expliquez-vous son obstination dans ce mépris des Juifs qu’elle rend responsables de leur malheur alors qu’elle est elle-même issue d’une famille juive assimilée et qu’elle a fui l’Allemagne en 1933 ?

M.D. Comme je le dis dans la conclusion de mon livre, sa personnalité, son dédain pour l’Histoire, ses engagements et ses rencontres, en particulier avec Heidegger, Blumenfeld et Baron, permettent de répondre partiellement à cette question. Mais au terme de cette recherche, il ne suffit pas de comprendre. Il convient également de prendre en compte toutes les limites de la réflexion d’Hannah Arendt sur l’antisémitisme.

L’expression de l’incompréhension juive face à l’antisémitisme et la Shoah

Durant les années qui suivent la Shoah, les communautés juives ont été traversées par le débat sur les responsabilités juives de cette tragédie même si personne n’ignorait que les nazis sont les véritables coupables. Ce questionnement s’articule autour de l’idée insensée que les dirigeants juifs auraient pu éviter cette tragédie soit durant les années 1930 soit pendant la guerre.

Les travaux d’Hannah Arendt sur l’antisémitisme et la Shoah s’inscrivent dans ce questionnement et c’est précisément à cette occasion qu’elle apparait sur la scène intellectuelle juive. Elle est portée par ce courant puissant marqué par l’ignorance du combat des communautés juives contre l’antisémitisme durant l’entre-deux-guerres et des diverses formes de résistance juive face à l’anéantissement durant la guerre. Loin de la vivacité d’esprit et de l’intelligence que le monde intellectuel lui attribue encore aujourd’hui, Hannah Arendt témoigne parfaitement du désarroi collectif face à ce que les Juifs subissent dans les années 1930 et 1940 et ensuite de l’incompréhension face à l’anéantissement.

De nombreux intellectuels juifs en désaccord avec Hannah Arendt ont évoqué la haine de soi pour qualifier le regard dur et méprisant qu’elle peut porter sur les Juifs. Cet anathème trop vite lancé ne permet pas de comprendre son attitude étrange. Il s’agit plutôt d’une obstination à rendre les Juifs, et tout particulièrement les dirigeants juifs, responsables de leur propre malheur. Elle lance des accusations graves alors qu’elle ignore les circonstances historiques qui placent les Juifs dans des situations de vulnérabilité et d’isolement. Ainsi, lorsqu’en 1948 elle publie Sur l’antisémitisme où elle s’attache à analyser les causes sociales et les fonctions politiques de l’antisémitisme dans les sociétés modernes, elle se déchaine au fil des pages sur les Israélites français lors de l’Affaire Dreyfus qu’elle accuse de n’avoir rien entrepris dans la lutte contre l’antisémitisme et, pire, d’avoir favorisé l’antisémitisme. Pour affirmer ces mensonges, Hannah Arendt n’hésite pas à s’appuyer sur des sources antisémites, notamment

les écrits d’un historien antisémite et nazi (Walter Frank) et de Georges Bernanos lorsqu’il était encore l’écrivain antisémite de La Grande peur des bien-pensants. Elle s’appuie donc sur des sources antisémites qu’elle ne critique jamais. Et à l’inverse, elle s’en prend virulemment à Joseph Reinach, le grand historien de l’Affaire qui fut aussi l’un des artisans de la mobilisation en faveur de Dreyfus, en lui reprochant une « secrète admiration pour les antisémites » !

Il n’est donc pas étonnant qu’elle reproduise une grille d’analyse historique aussi malhonnête lorsqu’elle publie Eichmann à Jérusalem en 1963. Plus soucieuse de forger des concepts comme celui de la banalité du mal, elle ne se soucie guère de passer à côté de la réalité historique. Accréditant la défense d’Eichmann, elle le présente comme un fonctionnaire terne et dénué de passion afin de mieux valider sa propre théorie du totalitarisme, et non pas comme un SS responsable de la mise en œuvre de l’extermination des Juifs et dont l’adhésion fanatique à l’idéologie nazie était intacte. Ce n’est pas tout. En abordant la question des Conseils juifs (Judenräte), elle transforme les Juifs en collaborateurs de leur propre destruction. « Elle est sans pitié pour les Juifs victimes d’antisémitisme », déplore Simon Epstein, historien israélien spécialiste de l’antisémitisme. « Evanescente quant aux culpabilités allemandes, qu’elle dilue dans une obscure mixtion de modernité totalitaire et de faute universelle, elle focalise son tir sur les Juifs qui, n’en finit-elle pas de s’indigner, ont collaboré avec leurs bourreaux. C’est que les Juifs, explique-t-elle, ne sont jamais innocents. Leur malheur tient toujours à leur comportement individuel ou collectif, c’est-à-dire à ce qu’ils ont fait et n’auraient pas dû faire, ou bien, à l’inverse, à ce qu’ils auraient dû faire et n’ont pas fait. À la fin du 19e siècle, ils s’introduisent dans la société puis, quand l’orage éclate, ils se recroquevillent sur eux-mêmes, poltrons et aveugles à la fois. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils collaborent, ils jouent le jeu, ils vont au-devant des souhaits nazis. “Un pas plus loin, et les Juifs se sont persécutés et exterminés eux-mêmes, en la présence accidentelle de quelques nazis”, écrira Golo Mann dans Die Zeit en janvier 1964 »(« Hannah Arendt et l’Affaire Dreyfus », dans La modernité disputée, CNRS éditions, 2020, p.77.). On ne saurait mieux dire.  

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Henri Roanne-Rosenblatt
Henri Roanne-Rosenblatt
9 mois il y a

Hannah, définitivement antisemite !

Guido Joris
Guido Joris
8 mois il y a

Uitstekend artikel, heb het met grote belangstelling gelezen. GJ

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