Heurs et malheurs du débat sur l’antisémitisme et l’antiracisme

Alejo Steimberg
Par le hasard du calendrier, deux évènements portant sur la question de l’antisémitisme et de l’antiracisme ont été organisés successivement la même semaine. L’un, au CCLJ, prenant la forme d’un débat contradictoire laissant la place aux désaccords et l’autre, au Musée juif de Belgique, plus unilatéral et surtout marqué par l’annulation déplorable d’intervenants.
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A l’occasion de l’ouverture du cycle de conférences « L’antisémitisme au miroir du nouvel antiracisme », le CCLJ et Regards, en association avec Le Droit de vivre (organe de la LICRA) proposaient le 16 mars dernier une table ronde réunissant l’historien de l’antiracisme Emmanuel Debono, la journaliste et militante Brigitte Stora, le politologue et président de l’institut Marcel Lieberman Jean Vogel et l’historien de l’antisémitisme et directeur de publication de Regards Joël Kotek. Leurs divergences par rapport à la question débattue ne les ont pas empêchés d’en discuter, ce qui est devenu plutôt inhabituel dans le milieu antiraciste. Il y a donc lieu de s’en réjouir.

Joël Kotek et Jean Vogel, les deux premiers à parler, ont divergé sur plusieurs points. Le premier s’est montré assez acerbe envers la théorie critique de la race[1] . Il a affirmé que pour Robin Diangelo, qui a popularisé le concept de « fragilité blanche » (white fragility), tous les Blancs étaient par défaut racistes, ce qui a son sens constituait une forme d’essentialisation. Il a de même soutenu que le plafond de verre avait été brisé en Belgique, et a cité pour le prouver le nom de responsables politiques belges d’origine non européenne. Joël Kotek a conclu en alléguant la disparition du « racisme par le haut » ainsi que du racisme structurel. De son côté, Jean Vogel a aussi pris ses distances avec cette théorie et avec la notion de « races sociales », tout en indiquant qu’il ne s’agissait pas d’un synonyme de « race » au sens biologique du terme. Les deux intervenants ont néanmoins montré des convergences importantes, notamment concernant la réalité de l’antisémitisme en Belgique. Ainsi, Joël Kotek a mentionné que les Juifs sont les principales victimes des incidents racistes (verbaux et physiques) et pointé le fait que le besoin de protéger les institutions juives est une évidence du danger de l’antisémitisme. De manière coïncidente, Jean Vogel a parlé de l’invisibilisation active de la lutte contre l’antisémitisme dans le nouvel antiracisme, en donnant l’exemple d’une reprise contemporaine du poème Sales nègres de Jacques Roumain expurgée d’une unique ligne : « sales Juifs ». Il a terminé en résumant sa vision : d’un côté, un nouvel antiracisme aveugle à l’antisémitisme ; de l’autre, un antiracisme « old school » forgé dans la lutte contre l’antisémitisme qui s’adapte difficilement aux nouveaux combats antiracistes.

[1] La Critical race theory est un courant de recherche américain définissant la race comme une catégorie non pas biologique mais sociale, ayant des conséquences concrètes sur les relations entre groupes.

L’antiracisme « old school » est politique

Emmanuel Debono a relevé le gant quant à la définition des approches de l’antiracisme. Il a commencé par insister sur l’importance de connaître l’héritage antiraciste pour pouvoir comprendre la situation actuelle, qu’il a définie comme un moment de brouillage où l’on nage dans la confusion. Il en a donné comme exemple l’usurpation du terme « politique » par l’antiracisme ainsi autodéfini : l’antiracisme « old school », a-t-il soutenu, a toujours été politique. Il a de surcroît attiré l’attention sur l’existence des formes d’assignation identitaire à l’intérieur de l’antiracisme qui lui font du mal. Il a été rejoint sur ce point-là par Brigitte Stora. Elle s’est d’abord réjouie de l’importance grandissante de la lutte contre la colonisation, pour ajouter ensuite qu’elle ne permettrait pas qu’on l’en expulse, parce que juive, de ce combat qui lui est cher. D’après elle, une certaine vision décoloniale comporterait une dimension stalinienne qui se trouverait au cœur de la concurrence victimaire : pour Staline, il fallait éviter « que le malheur des Juifs fasse de l’ombre aux malheurs des autres ». Cette position justifiait pour lui le fait de taire l’identité juive des victimes soviétiques du nazisme. Or c’est surtout, a-t-elle ajouté, un aspect immuable de l’antisémitisme que l’on peut trouver dans les formes les plus extrêmes d’un antisionisme présenté comme anticolonial : la dénonciation d’un complot juif mondial. La judéité rendant suspect, on exigerait aux Juifs -et seulement aux Juifs- de se défaire de toute appartenance communautaire pour pouvoir participer au combat contre la domination. Ces critiques n’ont pas empêché l’intervenante de se montrer d’accord sur l’existence d’un privilège des dominants, qu’on l’appelle « privilège blanc » ou pas, qui serait justement le fait de pouvoir oublier cette position dominante, le privilège d’appartenir à la majorité, au groupe « standard ». Elle a clôturé son exposé en soutenant que le nouvel antiracisme pouvait en effet fournir un lieu de légitimité pour dénoncer les Juifs, mais que la lutte contre l’antisémitisme pouvait faire de même pour dénoncer des Noirs et des Arabes.

De la place pour des désaccords au CCLJ

L’existence d’un affrontement entre un antiracisme « moral » et un antiracisme « politique » étant l’un des points de discussion, il était évident que les invités n’étaient pas d’accord sur tout et ne cherchaient pas à l’être. En revanche, et c’est peut-être l’aspect le plus important de la soirée, leurs divergences ne les ont pas empêchés d’identifier les idées qu’ils partageaient ; ils l’ont prouvé lors des questions du public. Le caractère foncièrement antisémite du discours sur la domination juive, l’importance de distinguer le droit à la critique politique (de l’Etat d’Israël en l’occurrence, mais de tout Etat en général) d’un discours qui nie aux Juifs ce qu’il accepte pour d’autres peuples (le droit à un Etat), la certitude que l’antisémitisme ne disparaîtrait pas avec la fin du conflit israélo-palestinien et, surtout, le fait que les combats contre le racisme et l’antiracisme ne peuvent pas réussir s’ils se court-circuitent, ont été les points d’accord les plus importants.

Le 19 mars, c’était au tour de l’Union des Etudiants Juifs de Belgique, du Merkaz et du Musée Juif de Belgique, d’accueillir dans ses locaux la conférence « Les Juifs, l’angle mort de l’antiracisme ? ». Elle avait été précédée par une « Matinée de réflexion sur la place de la lutte contre l’antisémitisme dans les luttes antiracistes ». Le double programme du dimanche avait bien commencé. La matinée de réflexion à l’Espace Merkaz a permis aux intervenants, la sociologue Illana Weizman et Jonas Pardo, un formateur spécialisé à la formation contre l’antisémitisme dans les milieux de gauche, de préciser leurs approches respectives et la terminologie utilisée, au préalable d’une discussion collective. Plusieurs propos concordaient avec des positions communes avancées lors de la soirée du jeudi. L’évidence d’un déni de l’antisémitisme dans une partie de la mouvance antiraciste et le fait que l’antisémitisme déborde la notion de racisme ont été évoqués par Ilana Weizman au début de son allocution. Elle a ensuite abordé l’importance d’une convergence des luttes antiracistes, ainsi qu’un certain désengagement de la gauche -son camp politique- dans la lutte contre l’antisémitisme, dont des partis d’extrême droite se sont servi pour se positionner de manière hypocrite comme des prétendus « défenseurs des Juifs ».

Etre « entre nous » et être « tous ensemble »

Ilana Weizman s’est par ailleurs montré partisane de la non-mixité choisie. Cela implique d’accepter qu’il y ait des moments -pour des différents groupes ou communautés- pour être « entre nous » afin de discuter d’expériences communes, ainsi que des moments pour être « tous ensemble ». Ce positionnement n’a pas suscité de contestation : la matinée pouvait être considérée comme l’un de ces moments « entre nous », la conférence de l’après-midi l’occasion d’être « tous ensemble ». Illana Weizman a en outre adapté certains concepts du nouveau lexique antiraciste. Elle a parlé d’une « fragilité goy » dans la gauche, qui empêcherait de voir -et donc de combattre- la présence d’éléments antisémites dans certains discours. Les réactions outrées de Jean-Luc Mélenchon face à toute critique de ses propos évoquant le rôle des Juifs dans la mort de Jésus ont été données comme exemple. Elle a également mentionné le problème du postulat de l’incompatibilité de tout attachement à Israël avec le droit de s’exprimer sur les discriminations (« Tu habites en Israël, tu n’as pas ton mot à dire »). Jonas Pardo, qui a partagé ses prises de position, a centré son intervention sur la terminologie antiraciste actuelle, notamment les concepts d’intersectionnalité, d’islamophobie et de racisation.

Ces deux orateurs français étaient également présents à la conférence « Les Juifs, l’angle mort de l’antiracisme ? », à l’occasion de la publication du dernier ouvrage d’Illana Weizman, Des blancs comme les autres ? (éd. Stock). Elle a tenu à distinguer les propos antisémites de la personne qui les prononce, qui peut ne pas être un antisémite convaincu. Elle a insisté sur l’importance de se centrer sur le discours pour éviter l’essentialisation. Jonas Pardo a longuement expliqué son rôle de formateur contre l’antisémitisme dans les milieux de gauche, et l’importance qu’il y accorde.

Un bon début et un final catastrophique

Fatima Zibouh, politologue et responsable d’Actiris Inclusive, devait intervenir dans le débat mais s’est désistée peu de temps avant le début de la conférence suite à des menaces et des pressions extérieures. Ce fait a été présenté par Ilana Weizman comme un exemple de choses « que nous devons remettre en question », pour qu’il y ait « un safe place également pour les autres communautés racisées », a-t-elle ajouté. Ce « nous » faisant référence aux Juifs. Lors des déclarations postérieures à la presse, Sacha Guttmann, co-président de l’UEJB et coorganisateur de l’évènement, a confirmé les pressions et apporté son soutien à Fatima Zibouh. Des rumeurs pointaient un membre du conseil d’administration du Musée Juif. Réfutant cette accusation, son président, Philippe Blondin, a assuré son soutien à la politologue. Bien qu’aucune précision sur l’origine ou la nature des menaces n’ait été donnée, tant Ilana Weizman que Jonas Pardo ont attribué, par l’usage du « nous », la responsabilité de ces pressions aux Juifs. Ainsi, une soirée censée traiter la place de la lutte contre l’antisémitisme au sein de l’antiracisme s’est terminée par une accusation imprécise d’islamophobie (mot prononcé par Jonas Pardo) à l’encontre de la communauté juive.

Il est important de signaler que, même si une ou des personnes juives eussent été à l’origine des pressions évoquées, cela n’impliquerait aucunement une responsabilité communautaire, sauf à prouver une dynamique répétée, structurelle, propre aux Juifs, d’hostilité contre les musulmans. Assumer cette accusation comme un présupposé est une démarche extrêmement dangereuse qui ouvre la voie à l’incrimination généralisée de tout un groupe. Comme les deux intervenants l’ont dit à plusieurs reprises, personne n’est à l’abri de généralisations ni de biais cognitifs. Ilana Weizman et Jonas Pardo acceptent la judéophobie d’origine chrétienne comme une réalité historique tandis qu’ils avancent comme hypothèse une islamophobie propre aux communautés juives. En revanche, la moindre référence à un éventuel antisémitisme associé à certaines manifestations de la religion ou la culture musulmane est dénoncée et jugée inacceptable. Considérer que certaines cultures, certaines sociétés, certaines religions, certaines communautés, sont susceptibles de transmettre des préjugés alors que d’autres en seraient incapables, c’est du paternalisme. Cette démarche est difficilement compatible avec un universalisme respectueux des particularités, avancé d’ailleurs comme horizon par ces deux conférenciers.

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