L’ombre de Jeremy Corbyn

Véronique Lemberg
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Keir Starmer a remplacé Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste en avril 2020. Une fois installé à la présidence du parti, cet avocat spécialiste des droits de l’Homme s’est attelé à démêler le nœud de l’antisémitisme qui a marqué la présidence de son prédécesseur. Pour ce faire, il a multiplié les déclarations et les gestes visant à renouer avec la communauté juive britannique, et il a ensuite pris les mesures pour écarter tous ceux qui refusaient de prendre au sérieux la question de la diffusion de l’antisémitisme au sein du parti travailliste.

Au-delà de son incapacité et de son refus de sanctionner l’antisémitisme au sein du parti travailliste, Jeremy Corbyn s’est lui-même attiré de nombreuses critiques envers ses propos et certaines de ses initiatives. En 2019, il a exprimé son regret d’avoir défendu une peinture murale antisémite datant de 2012 dans l’East End de Londres, représentant des caricatures de banquiers et d’hommes d’affaires juifs comptant leur argent sur un plateau de Monopoly posé en équilibre sur le dos de travailleurs nus. Toujours en 2019, on a découvert qu’il avait rédigé une préface élogieuse pour un livre (Imperialism: A Study de John Atkinson Hobson) qui affirme que les systèmes financiers mondiaux sont contrôlés par les Juifs, décrits comme des « hommes particuliers et issus d’une seule race ».Virulemment hostile à Israël, Corbyn avait aussi été critiqué pour avoir qualifié le Hamas et le Hezbollah « d’amis » lorsqu’il avait invité des membres de ces groupes terroristes à une réunion parlementaire en 2009. Il a par la suite minimisé ce commentaire et a déclaré qu’il regrettait d’avoir utilisé ce terme.

Corbyn marginalisé et exclu

Jeremy Corbyn a finalement été exclu en 2020 après avoir rejeté le rapport sur l’antisémitisme au sein du Parti travailliste (Investigation into antisemitism in the Labour Party) de la Commission de l’égalité et des droits de l’homme (Equality and Human Rights Commission), un organisme public non ministériel responsable de la promotion et de l’application des lois sur l’égalité et la non-discrimination. Publié en octobre 2020, ce rapport constate que des « actes illégaux de harcèlement et de discrimination ont été commis envers les Juifs ». Ce rapport officiel reproche à Jeremy Corbyn « des années d’échec à lutter contre l’antisémitisme » et son « manque de leadership » dans ce domaine. Pire : « Nous avons trouvé des preuves d’ingérence politique dans le traitement des plaintes pour antisémitisme pendant toute la durée de l’enquête. Nous avons conclu que cette pratique d’ingérence politique était illégale. Les preuves montrent que le personnel du bureau du chef de l’opposition [Jeremy Corbyn] était en mesure d’influencer les décisions relatives aux plaintes, en particulier les décisions concernant la suspension d’une personne. Parfois, ces décisions ont été prises en raison de l’intérêt probable de la presse plutôt qu’en fonction de critères formels clairs », déplorent les auteurs du rapport de la Commission de l’égalité et des droits de l’homme. « La position adoptée par Starmer consiste à restaurer ce qui devrait être un principe cher au Labour, à savoir que l’antisémitisme est quelque chose qui doit être rejeté non seulement pour des raisons tactiques, mais aussi pour des raisons de principe. Aucun parti collaborant, voire participant, à la diffusion de cette doctrine ne devrait pouvoir se réclamer de la gauche »[1], fait remarquer Philip Spencer, chercheur au London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism et professeur émérite en études sur le génocide à l’Université de Kingston (Londres). Depuis lors, Keir Starmer a réussi à marginaliser Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste et il a mis fin à toutes les ambiguïtés concernant l’antisémitisme. Mais surtout, il a relancé le Parti travailliste dans la course qui le mène au 10 Downing Street. Les sondages sont excellents pour le Parti travailliste. Il semble que les Britanniques sont surtout déterminés à tourner la page de plus de dix ans de gouvernements conservateurs. Tous les indicateurs annoncent une victoire des Travaillistes pour les prochaines élections générales qui doivent se tenir au plus tard le 28 janvier 2025.

Cependant, la guerre à Gaza est venue perturber cette dynamique positive. Le lendemain du 7 octobre, Keir Starmer a clairement condamné l’attaque terroriste du Hamas. Quelques jours plus tard, dans une interview accordée le 11 octobre à LBC, interrogé sur la question de savoir s’il serait approprié pour Israël de couper totalement l’approvisionnement en eau et en électricité à Gaza, Keir Starmer a affirmé « qu’Israël a ce droit » et que « évidemment, tout devrait être fait dans le cadre du droit international ». Ces déclarations jugées trop pro-israéliennes ont provoqué un véritable tollé au sein du Parti travailliste, tout particulièrement au sein de l’aile gauche du parti, traditionnellement propalestinienne. Il a dû rétropédaler en déclarant le 20 octobre qu’il voulait seulement dire qu’Israël avait le droit de se défendre. Mais il a maintenu son soutien à Israël en soulignant qu’un cessez-le-feu ne profiterait qu’au Hamas pour mener de futures attaques, appelant plutôt à une pause humanitaire pour permettre à l’aide d’atteindre Gaza. Le 15 novembre 2023, Keir Starmer subit sa plus grande défaite en tant que leader lorsque 56 députés travaillistes (dont dix députés de premier plan) défient son autorité en votant une motion des nationalistes écossais (SNP) visant à soutenir un cessez-le-feu immédiat à Gaza. En décembre 2023, Keir Starmer a suivi Rishi Sunak en changeant de position et en appelant à un « cessez-le-feu durable ».

Des dizaines de conseillers municipaux travaillistes (sur les 6.500 que compte le parti) ont également exprimé leur opposition à son positionnement. Ainsi, en novembre 2023, six conseillers municipaux travaillistes de Norwich ont démissionné du Parti travailliste et sont devenus des conseillers indépendants. Quatre d’entre eux ont publié une déclaration disant : « Nous ne considérons plus que le Parti travailliste actuel s’accorde avec les principes primordiaux qui guident notre travail en tant que conseillers municipaux. » Ces critiques et ces démissions sont évidemment liées aux manifestions massives de soutien à Gaza, auxquelles participent un nombre considérable de musulmans mais aussi de sympathisants de Jeremy Corbyn. « Bien que Corbyn ne soit plus là, ses idées ont en fait gagné encore plus de soutien dans les universités, où certains des partisans les plus enthousiastes de l’ancien leader travailliste se sont regroupés », relève Philip Spencer. « Dans de nombreuses universités, des professeurs et des étudiants prônent la victoire du Hamas, vilipendent Israël pour le rendre coupable de crimes de guerre et de génocide et affirment avec aplomb qu’il s’agit d’un État colonisateur et d’un apartheid totalement illégitime. »

Corbyn présent à La Haye

Il n’est donc pas étonnant que depuis le 7 octobre 2023, Jeremy Corbyn occupe davantage l’espace militant et médiatique. Présent dans toutes les manifestations londoniennes de soutien à la Palestine, il a également rejoint, en janvier 2024, la délégation sud-africaine à La Haye pour défendre son dossier accusant Israël de génocide à l’encontre du peuple palestinien dans la bande de Gaza. S’exprimant à l’issue de la première journée d’audience devant le bâtiment de la Cour internationale de Justice, Jeremy Corbyn a déclaré à Al-Jazeera que les Sud-Africains avaient soutenu qu’Israël était « en violation de la Convention sur le génocide » et il a ajouté qu’il s’agit d’une « attaque contre l’ensemble de la population palestinienne ».

Cette exposition médiatique semble renforcer l’aile gauche du Parti travailliste demeurée fidèle en sourdine à son ancien champion. Faut-il craindre un retour en grâce de Jeremy Corbyn et ses amis au sein du Parti travailliste ? Ces démissions peuvent-elles remettre en cause la victoire des Travaillistes lors des prochaines élections générales ? D’après les sondages déjà réalisés, tout cela n’aura pas de conséquences sur une victoire travailliste, mais cela ne lui conférera pas une majorité aussi large que les sondages antérieurs au 7 octobre le prévoyaient. D’autant plus qu’actuellement, la politique du ministre des Affaires étrangères, Lord Cameron, et celle des Travaillistes sont plus ou moins identiques : déplorer les attaques du Hamas dans les termes les plus forts possibles, exprimer son soutien à Israël et à son droit à l’autodéfense, mais aussi demander davantage d’aide humanitaire pour la population de Gaza, la fin de la construction des colonies israéliennes en Cisjordanie et l’ouverture de négociations sérieuses en vue d’une paix durable fondée sur la solution des deux États.

Keir Starmer a certainement fait des merveilles en nettoyant le parti et, à son grand mérite, il a été ferme et clair dans son soutien au droit d’Israël de se défendre contre le Hamas. Mais comme le montrent les critiques virulentes exprimées à l’encontre de Keir Starmer au sein du Parti travailliste, il subsiste un énorme problème au sein de la gauche en général – un problème dont l’ampleur dépasse de loin la capacité du leader actuel du Parti travailliste ou de tout autre dirigeant à s’y attaquer. Et le problème s’aggrave, au lieu de se dénouer. Comme nous l’avons vu depuis le 7 octobre, le slogan « Israël-apartheid » est devenu presque obsolète face à des slogans plus chocs, comme notamment « Génocide à Gaza ».

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