Otages à Gaza : le moment de vérité pour Israël

Frédérique Schillo
Alors que les révélations se succèdent sur l’enfer vécu par les plus de 130 otages encore détenus à Gaza, certains responsables israéliens appellent à négocier « à tout prix » un accord avec le Hamas. Quitte à précipiter la fin de la guerre et faire tomber la coalition.
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Daniela Gilboa a 19 ans et des rêves plein la tête. Son monde, c’est la musique et les chansons qu’elle compose au piano. Elle voudrait devenir chanteuse, partager la scène avec les plus grands artistes. Les parents de Roy, son petit ami, lui ont aménagé un studio d’enregistrement dans leur maison de Petah Tikva. Les deux amoureux y passent des heures à enregistrer de nouvelles mélodies. Entre eux, c’est l’amour fou. Inséparables depuis leur rencontre sur les bancs de l’école à l’âge de 12 ans, ils n’imaginent pas la vie l’un sans l’autre, ni leur vie sans musique. Mais le 7 octobre, leur monde s’est écroulé, la musique s’est tue, et le studio de Roy reste désespérément vide. Daniela a été enlevée. C’est Roy qui le premier a compris qu’elle avait été kidnappée avec trois amies à Nahal Oz : « Toute la journée du 7 octobre, j’ai cherché des informations sur les réseaux sociaux. Soudain je suis tombé sur une vidéo du Hamas où l’on voyait trois jeunes filles capturées par des terroristes dans une jeep. J’ai agrandi plusieurs fois l’image pour vérifier si Daniela était là. Encore, et encore, et encore. Finalement j’ai reconnu le chouchou dans ses cheveux bruns », se souvient-il. Et de nous décrire la déflagration que cette nouvelle a produit chez ses proches : « Son père y a cru tout de suite, mais sa mère au départ ne voulait pas le croire. C’est tellement inimaginable. Quatre jours plus tard, l’armée nous a confirmé que Daniela était otage à Gaza. » Depuis, le Hamas a diffusé un clip de propagande avec Daniela et ses trois amies, Liri Albag (18 ans), Karina Ariev et Agam Berger (19 ans), réalisé peu après leur enlèvement. Elles sont assises contre un mur, les mains ligotées dans le dos. Certaines ont le visage tuméfié, couvert de sang. Dans les beaux yeux noisette de Daniela, noyés de larmes, on lit la terreur.

Comme Daniela, ils sont plus de 130 Israéliens toujours détenus dans les tunnels du Hamas. Quatorze femmes, des vieillards, des hommes, et deux adorables enfants : Ariel Bibas, 4 ans, et son petit frère Kfir, âgé d’à peine 9 mois au moment de son enlèvement, qui vient de passer son premier anniversaire en captivité. Le temps presse. L’urgence est à leur libération, alertent le Forum des familles des otages et disparus ainsi que les anciens chefs d’état-major Benny Gantz et Gadi Eisenkot, entrés dans le Cabinet de sécurité. Cela implique de faire des choix difficiles sans avoir atteint tous les buts de guerre. Mais le gouvernement de Netanyahou y est-il prêt ?

Compte à rebours macabre

Chaque jour qui passe est une éternité pour les proches des otages, torturés par la peur et le doute. « Nous ne savons pas comment va Daniela », nous confie Inbar Dadon, la mère de Roy. « Elle nous manque tellement. Je pense à elle tout le temps. Quand je me lève, je pense à elle. Quand je mange, je me demande si elle a de la nourriture. Quand je bois, si elle a soif. Quand je prends un bain, si elle a le droit de se laver. Et si oui, est-ce avec de l’eau chaude ou froide ? A-t-elle une couverture pour dormir ? Elle est comme mon bébé. » Des questions encore plus lancinantes depuis que d’anciens otages commencent à parler. Fin novembre, 110 femmes et enfants sur les 240 otages capturés par le Hamas lors du pogrom du 7 octobre, ainsi que des travailleurs étrangers, ont pu sortir de Gaza à la faveur d’une trêve. Leur libération au compte-goutte a donné lieu à d’abjectes mises en scène où les otages devaient sourire face à la caméra des terroristes et remercier leurs geôliers. « L’essence même du terrorisme est d’être médiatique. Sans les caméras, ce ne serait qu’un crime crapuleux », souligne l’historien Gilles Ferragu, auteur d’Otages, une histoire (Gallimard, 2020). « La cible du Hamas est l’opinion publique », nous précise-t-il, « l’opinion internationale, ensuite arabe, enfin israélienne. » Mais en Israël, la vérité a éclaté. Une vérité insoutenable faite de récits de privations de nourriture, d’eau, de soin, d’hygiène et d’otages jetés au fond des tunnels humides ou séquestrés chez des terroristes, sans cesse menacés d’une exécution. Quand un enfant pleurait, on pointait une arme sur lui. À sa libération, la petite Emily Hand (9 ans) ne parlait qu’en chuchotant. Des mères ont été séparées de leur enfant. Enfermé seul une partie de sa captivité, Eitan Yahalomi (12 ans) a été forcé de regarder les vidéos des massacres. Quant à Yagil et Or Yaakov (12 et 16 ans), ils ont été marqués à la jambe avec un pot d’échappement de moto, comme du bétail.

« J’ai vécu une Shoah » témoigne, sur la chaîne 13, Mia Schem, jeune franco-israélienne enlevée au festival Nova. Elle raconte la souffrance d’être laissée sans antidouleur après une opération au bras et la torture psychologique incessante : « la peur d’être violée, la peur de mourir, la peur tout court », souffle-t-elle, ajoutant que la présence de la femme et des enfants du terroriste dans la maison où il la séquestrait est « la seule raison pour laquelle il ne [l’] a pas violée. » Le sort des femmes hante tous les esprits. Beaucoup de survivantes préfèrent ne pas témoigner par pudeur. Mais l’ancienne otage Aviva Sigal a brisé un tabou. Fin janvier, elle a expliqué devant la Knesset que : « Les terroristes ont apporté des vêtements inappropriés et ont transformé les filles en poupées, avec lesquelles ils font ce qu’ils veulent quand ils veulent. » Chen Goldstein-Almog témoigne, elle, avoir côtoyé plusieurs jours Daniela et ses amies dans un appartement à Gaza. « Certaines des filles ont été blessées par balle et ont même été amputées. Elles m’ont dit qu’elles parviendraient à surmonter leur handicap, mais pas les abus continuels », déclare-t-elle au Daily Mail. « Il faut les libérer. Elles ne peuvent pas rester là-bas un jour de plus. »

Cas de conscience

Le gouvernement assure que leur libération est une priorité. Le fait est qu’au lendemain des massacres,
Netanyahou appelait d’abord à « éradiquer » le Hamas et rétablir la dissuasion aux frontières. L’arrivée de Gantz et Eisenkot le légitime au pouvoir, tout en diluant les responsabilités après le fiasco du 7 octobre. Cependant, si les deux anciens généraux ont accepté de « se mettre sous la civière » comme on dit en Israël, en rejoignant le gouvernement en pleine crise, c’est pour peser sur la conduite de la guerre. Le 11 octobre, ils ont empêché le ministre de la Défense, Yoav Gallant, de lancer une opération préventive contre le Hezbollah. « Si la décision d’attaquer le Liban avait été prise, nous aurions exercé les vœux de Yahya Sinwar de déclencher une guerre régionale », justifie Eisenkot sur la chaîne N12. Priorité a alors été donnée aux otages avec un accord pour libérer les femmes et les enfants. Mais depuis la violation de la trêve par le Hamas, aucun progrès notable n’est enregistré. Tsahal progresse lentement dans l’enclave au prix de lourdes pertes avec plus de 200 soldats tombés depuis le début de l’incursion, soit en moyenne deux par jour. Une tragédie qu’incarne désormais Eisenkot, lui qui a perdu son fils le 7 décembre, puis son neveu le lendemain. Reclus dans le Sud, affaibli (plus de 30 % de ses combattants auraient été éliminés, une partie de son arsenal touché), le Hamas est loin d’être défait et reparaît parfois dans des zones évacuées. Par ailleurs, Tsahal n’est parvenu à libérer aucun otage, hormis Ori Megidish. Pire, trois otages ont été tués par erreur par l’armée après avoir réussi à s’enfuir alors qu’ils étaient torse nu, un drapeau blanc à la main. Preuve que les soldats opèrent dans les pires conditions de guérilla urbaine face à un ennemi sans foi ni loi, terré au milieu des civils, capable de placer des bombes dans des ours en peluche et de diffuser des enregistrements en hébreu d’otages hurlant au secours.

Il n’y aura pas d’opération Entebbe, admet Eisenkot, en référence au sauvetage spectaculaire des otages du vol d’Air France détourné par un commando palestinien vers l’aéroport d’Entebbe en Ouganda, en 1976. Le raid avait permis de secourir presque tous les otages mais avait coûté la vie à un soldat, Yoni Netanyahu, le frère du Premier ministre. Dès lors, restent deux options : la poursuite des combats ou un accord dans le cadre d’une trêve longue, qui pourrait précipiter la fin de la guerre. Netanyahou prétend pouvoir frapper d’une main et négocier de l’autre. Il martèle que « seule la pression militaire conduira à la libération des otages », et annonce que la guerre « prendra encore de longs mois » jusqu’à « la victoire totale ». Arrêter plus tôt « nuira à la sécurité d’Israël pour des générations », prévient-il. S’ils conviennent que les buts de guerre ne sont pas atteints et sont peut-être des préludes à d’autres 7 octobre, plusieurs responsables militaires jugent la poursuite des combats incompatible avec le sauvetage des otages. C’est aussi l’avis de Gantz et Eisenkot. Ce dernier le déclare sans ambages : « Il faut dire, courageusement, qu’il est illusoire d’envisager le retour des otages, vivants, à court terme, sans accord. » Et de fustiger « ceux qui mentent à la population ». C’est là un cas de figure classique, nous explique Gilles Ferragu : « Il y a le choix entre protéger les siens ou lutter contre l’adversaire, assurer la liberté des otages ou refuser de céder au terrorisme. Le dilemme est insoluble, chaque option ayant sa propre légitimité. C’est un test pour la démocratie israélienne. »

Des failles dans l’unité nationale

De la question des otages dépend désormais l’avenir de la coalition. L’extrême droite au pouvoir exclut tout nouvel accord, d’autant que le Hamas fait monter les enchères : non seulement un cessez-le-feu mais l’évacuation de Tsahal de Gaza et la libération de tous les prisonniers palestiniens en Israël. Netanyahou s’y oppose fermement, lui qui peine déjà à justifier l’échange en 2011 de Gilad Shalit contre 1027 détenus, parmi lesquels Sinwar, le cerveau des pogroms du 7 octobre. Fait notable, le projet d’accord israélien qui a fuité fin janvier n’évoque aucun échange. Une façon d’apaiser les familles des otages sans s’aliéner les ultras. Mais le gouvernement pourrait tomber par le centre-gauche, avec le départ de Gantz et Eisenkot puis la tenue d’élections anticipées sous la pression de la rue. Si les élections avaient lieu aujourd’hui, Netanyahou serait laminé, seuls 27 % des Israéliens le considérant le plus apte à gouverner.

L’unité nationale affichée depuis le début de la guerre est en train de s’effriter. Non loin de la Knesset, une tente est plantée pour réclamer des élections anticipées. « Netanyahou sait qu’il a perdu », nous déclare le général à la retraite David Agmon, qui fut brièvement son directeur de cabinet. « Son intérêt est de continuer la guerre pour retarder l’échéance. La libération des otages serait pour lui un coup dur, car ils raconteront ce qu’ils ont vécu, notamment les femmes. Netanyahou ne veut pas que la vérité sorte. » « À la guerre comme à la guerre », nous lance un peu plus loin Sima Hasson, dont le petit collectif s’oppose farouchement à tout accord. Auprès d’elle se tient l’épouse de l’espion Jonathan Pollard, lequel estime que certaines familles d’otages méritent qu’on les enferme en prison pour « les faire taire » !

Même meurtries au plus profond de leur chair, les familles ne réclament pas toutes un accord « à tout prix ». Chacun vit la tragédie à sa façon. Dans la tente installée près de la résidence du Premier ministre, rue de Gaza, des divisions se font jour. De leur côté, Roy et sa mère préfèrent faire confiance au gouvernement. « Quelque chose s’est cassé le 7 octobre ; la confiance, la sécurité se sont effondrées. Maintenant nous devons tout rebâtir de zéro », nous confie Inbar. « Nous avons besoin d’être forts et d’y croire. » Y croire fort pour que tous les otages reviennent. Pour que l’on entende à nouveau la belle voix mélodieuse de Daniela. 

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Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris