Serait-ce l’imminence de l’élection présidentielle qui électriserait l’atmosphère ? Ou bien peut-être l’état simplement normal d’un pays, la France, en proie à de sempiternels débats débouchant désormais -et c’est la nouveauté de l’époque- sur des divisions bientôt transformées en guerres de tranchées ? Toujours est-il que le moment parait, à Paris comme en province, susceptible de déraper. Pourtant, comme nous l’expliquent Thierry Keller et Arnaud Zegierman, « sur le papier, la France va plutôt bien. Nous vivons en paix depuis près de quatre-vingt ans, nous sommes la cinquième ou sixième puissance du monde et nous avons encore tout loisir de manifester pour dire que nous vivons en dictature. Nous ne sommes donc pas supposés être en crise de nerfs permanente ». Or, pointent les deux essayistes auteurs d’Entre déclin et grandeur (éditions de l’Aube, 2021), « dans les imaginaires collectifs, Michel Houellebecq a gagné. Parmi nos amis qui analysent la société française, une bonne partie est désormais convaincue que le portrait qu’il dresse de la période n’est pas uniquement littéraire, mais aussi réaliste. Cette France moche de la périphérie des villes, cette France des désillusions, du fatalisme et de la misère des rapports humains serait notre pays d’aujourd’hui ».
Des indicateurs sont venus quantifier ce que la crise des Gilets Jaunes puis des mouvements plus sporadiques et plus ponctuels, tels la fronde antivax ou encore les convois dits de « la liberté » imitant les processions de camionneurs canadiens ont voulu monter. Désormais, 63 % des Français estiment que la France ne va pas bien. Le chiffre émane d’une étude menée par Keller et Zegierman. Un sentiment que ces derniers estiment d’ailleurs « équitablement partagé au sein des différentes catégories de la population, même si les plus jeunes se montrent un peu moins pessimistes ». Pessimisme de rigueur, donc. Pessimisme qui s’exprime de plus en plus fort et de manière désormais spectaculaire. Car dans la société de l’image, il était logique que l’on manifeste son désarroi de la manière la plus frappante. C’est ainsi que l’on s’est mis à envahir les ronds-points, à squatter le cœur des villes, à envahir au sens propre comme au sens figuré les lieux de pouvoir : mairies, sous-préfectures et parfois même ministère. Jusqu’à rêver d’insurrections révolutionnaires aux allures de prises de l’Elysée. Ce fut, samedi après samedi, le mot d’ordre des Gilets Jaunes. Une volonté imitant trait pour trait, dans un mimétisme préoccupant, l’invasion du Capitole outre-Atlantique.
Le spleen de la « France moche »
Dans son récent essai, Un chagrin français (éd. L’Observatoire, 2022), Anne Rosencher, directrice déléguée de la rédaction de L’Express, s’interroge. « Qu’est-ce qui peut encore faire société commune ? A part les coupes du monde (quand on les gagnes) et les chansons de Jean-Jacques Goldman ? Questions pressantes car il y a quelque chose de triste dans le malheur aux vaincus qui règne depuis des décennies dans la politique et le débat public ». Qu’est-ce à dire ? Si contestable soit-elle, la méthode insurrectionnelle serait peut-être devenue l’ultime moyen pour les déclassés de se faire entendre dans une société où chacun pense d’abord à pour soi. Comme si la colère devenait le dernier moyen d’expression possible pour ceux qui ceux qui considèrent que leur voix n’est pas entendue. « Les winners et les losers de la mondialisation ne se croisent pas », reprend Rosencher. « Les uns vivent dans les grandes villes, poumons oxygénés de l’Occident tertiarisé ; les autres ont été progressivement relégués par l’inflation immobilière dans une France périphérique où la désindustrialisation a asséché l’emploi. Election après élection, tout le monde fait comme si tout cela pouvait tenir. L’abstention atteint des niveaux records,
"Cette France des pavillons et des échangeurs, des zones périurbaines et des ronds-points, des terrains vagues et des zones commerciales blafardes, cette France-là a sauté aux yeux du reste de la population à l’automne 2018 avec les Gilets jaunes, quand elle s’est littéralement tapée l’incruste dans « nos » centres-villes."
Thierry Keller et Arnaud Zegierman, auteurs d’Entre déclin et grandeur (éditions de l’Aube, 2021)
Marine Le Pen est toujours créditée de scores impressionnants à la prochaine présidentielle auprès des ouvriers et des employés, mais l’on se convainc que « les fronts républicains » fonctionnent encore, et on tire la langue aux Cassandre ».
Or, ça ne tient plus. Pire, ça explose ! Constat partagé par le duo Keller-Zegierman : « Cette France des pavillons et des échangeurs, des zones périurbaines et des ronds-points, des terrains vagues et des zones commerciales blafardes, cette France-là a sauté aux yeux du reste de la population à l’automne 2018 avec les Gilets jaunes, quand elle s’est littéralement tapée l’incruste dans « nos » centres-villes. Qu’elle soit « moche » (Télérama, dans un numéro de 2010 déjà), « périphérique », ou « générique » (Jean-Laurent Cassely, dans No Fake en 2019), c’est la France de la petite classe moyenne souvent présentée comme dépourvue d’avenir, la France de ce « back-office de la société de service », selon l’expression du philosophe et sociologue Denis Maillard. Elle regroupe un nouveau prolétariat éclaté, sans conscience de classe, sans repères culturels communs… Si elle existe dans quelques essais bien documentés, elle peine en effet à percer le plafond de verre culturel, sans doute, précisément, parce qu’elle est vue comme moche, qu’elle ressemble à Groland, en plus vraie. L’écrivain Nicolas Mathieu l’a dépeinte dans Leurs enfants après eux, prix Goncourt 2018, roman d’apprentissage beau et glauque à la fois, où des ados de zones périurbaines en déshérence industrielle s’alcoolisent sans joie avec des rejetons de white trashs hagards ou d’immigrés sans avenir. De cette France des Courtepaille et des crédits à la conso, les réalisateurs Benoît Delépine et Gustave Kervern ont fait une fable post- Gilets jaunes (Effacer l’historique, en 2021), mais on ne peut pas dire qu’elle fasse envie à grand-monde ».
Cette France « moche » que personne ne veut vraiment voir dans les yeux, certains candidats populistes tentent évidemment de la séduire en vue du premier tour de l’élection présidentielle. Pour Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, il s’agit d’un travail de longue haleine. Pour Nicolas Dupont-Aignan, Arnaud Montebourg, c’est devenu un enjeu de survie électorale. Pour Eric Zemmour, l’entreprise semble à la fois plus cynique, plus récente et plus échevelée. Dans ce dernier cas, pour la ravir, toutes les outrances sont permises, comme si « parler vrai » équivalait à propager fake news et insanités, comme s’il fallait satisfaire quelques passions tristes et autres revanches sociales médiocres pour s’adjuger le vote de la colère. Mais il y a surtout quelque chose d’intéressant à observer : ces mouvements-là semblent aujourd’hui gazeux. Plus précisément, on peut dire qu’ils n’émanent plus d’en haut mais se constituent sans structure, ni chef, ni colonne vertébrale. On y entre sans en devenir membre, on propage la bonne parole sur les réseaux sociaux sans mandat préalable ni qualification. Si bien que les institutions du monde d’avant semblent dépassées par l’ampleur du phénomène et son existence même. « Alors que les syndicats devaient défendre les intérêts des différents groupes sociaux pour faire émerger des choix en faveur de l’intérêt général, ils ne représentent plus grand monde. Ils ne sont d’ailleurs même plus à l’origine de la plupart des mouvements sociaux » analysent Keller et Zegierman.
Dialogue de sourds
Sans étiquette, sans couleur, Gilets Jaunes comme antivax et autres truckers constituent une mosaïque de colères et de revendications, des plus légitimes aux plus inquiétantes. Parmi celles-ci, la présence avérée de complotistes et d’antisémites qui font porter le chapeau d’une gestion technocratique et cosmopolite à une poignée de nantis juifs. On aurait alors d’un côté « l’élite qui se goinfre », de l’autre « le bon peuple qui paie les pots cassés ». Chaque week-end, les cortèges défilant dans les rues de Paris et des grandes villes de province proposent de tristes images, des slogans nauséabonds si ce n’est des étoiles jaunes que l’on met en regard d’une prétendue discrimination vaccinale. Des images redondantes puisque de structure de parti et de service d’ordre dignes de ce nom, il n’y a plus. Voilà le souci : sans moyen d’expurger ces mouvements des cancers idéologiques qui s’y greffent sans vergogne, difficile de ne pas les voir dériver vers le pire de ce qu’engendre la parole qui s’exprime sans garde-fou. Pour le mesurer, il n’y a qu’à observer le format des meetings de campagne de Florian Philippot, ex lieutenant de Marine Le Pen, volant désormais de ses propres ailes. Ce dernier explique « ne plus s’embarrasser avec la location de grandes salles et d’un couteux matériel de scénographie, de son et d’image ». Pour faire passer son message, il lui suffit d’investir les places des villes, les parcs, en un mot : la rue. Muni d’un mégaphone et soutenu par une efficace stratégie en ligne, Philippot réussit à ameuter plus de supporters qu’il ne l’aurait espéré en respectant les codes traditionnels du microcosme politique. Son moteur, toujours le même : la défiance à l’égard des élites, le rejet du pouvoir en place et la haine entretenue à l’égard d’Emmanuel Macron. Et si l’on se doute bien, au final, que le petit candidat ne jouera pas les premiers rôles, on se dit que le poison populiste et la libération de la parole sont désormais tellement ancrées qu’une allumette suffirait à tout embraser. En 2022, prime aux pyromanes.