Transmettre la Shoah n’est pas une tâche aisée. Personne ne le nie. C’est pourquoi il convient de s’interroger sans cesse sur les modalités de transmission de cette mémoire. Pour certains, généralement peu impliqués dans les études sur la Shoah et sa mémoire, l’émotion apparait comme la meilleure porte d’entrée pour conscientiser le public, et tout particulièrement les jeunes. Cette option séduisante et pétrie de bonnes intentions cause pourtant de nombreux dégâts. Le but d’un discours mémoriel est de faire réfléchir les gens à travers une démonstration politique qui les ramène chaque fois à la même question : pourquoi les êtres humains se conduisent de cette manière ? Cette réflexion ne peut être menée en s’appuyant sur l’émotion. Marquée par la versatilité, l’émotion tétanise et paralyse la capacité de penser un processus politique comme le nazisme. Plutôt que de « faire pleurer pour faire adhérer », Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire, enseignant dans un collège de la banlieue parisienne, spécialiste de l’histoire de la Shoah et responsable des formations au Mémorial de la Shoah de Paris, préconise de transmettre cette mémoire en faisant de l’Histoire : « Au lieu de mouliner sentencieusement de la mémoire, il faut décortiquer les processus politiques qui mènent aux violences de masse. Il s’agit de montrer comment l’antisémitisme constituait la colonne vertébrale de leur lecture du monde. Ce qui oblige de remonter à la longue histoire de l’antisémitisme. Le nazisme n’est pas le fruit du Saint-Esprit ni un ovni venant de nulle part. Il s’inscrit dans une longue histoire de l’antisémitisme. Il convient aussi de montrer comment le processus génocidaire va progressivement se mettre en place sans pour autant faire de téléologie car le pire n’est jamais sûr ».
Une émotion en chasse une autre
Bien entendu, une fois que ces processus politiques ont été assimilés, rien n’empêche de laisser une place à l’émotion en faisant lire des témoignages ou des récits très émouvants. « Il ne s’agit pas de bannir l’émotion mais de la mesurer et de la prendre pour ce qu’elle est », nuance Iannis Roder. « Une émotion en chasse une autre. L’esprit fonctionne avec des réflexes : on a été bouleversés par des images sur la Shoah en voyant un film. On verra ensuite d’autres images en regardant les actualités et notre mémoire individuelle va réactiver les mêmes émotions. Par conséquent on va assimiler ce qu’on a vu au JT, à travers les émotions ressenties lors de la vision du film sur la Shoah. C’est dangereux car c’est une pente glissante vers le relativisme. N’importe quel événement qui va réveiller une émotion déjà ressentie mais qui ne s’inscrit pas dans une compréhension des processus, va nous faire penser qu’il s’agit d’un événement équivalent à la Shoah. C’est comme cela qu’on en arrive à des aberrations du type « génocide à Gaza » ou « Gaza = Ghetto de Varsovie ».
Pour faire comprendre ce qu’a été la Shoah, on peut faire intervenir la fiction, que ce soit la littérature, le théâtre ou le cinéma. Ainsi, pour l’historien français Georges Bensoussan, ancien rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah et ancien directeur éditorial du mémorial de la Shoah de Paris, privilégier l’histoire ne revient pas à exclure la fiction. Dans son éditorial du N°201 de la Revue d’Histoire de la Shoah consacrée à la littérature allemande, Georges Bensoussan précise que « la littérature donne à lire ce que l’historien ne peut pas raconter. Elle permet, autrement et peut-être mieux que ne le fait l’historien, de penser contre soi et de se confronter à l’extrême. S’il fallait un titre pour en témoigner, après l’immense Dernier des Justes de Schwartz Bart, ce serait A pas d’aveugles de par le monde de Leib Rochman ». Lors de l’entretien qu’il nous a accordé pour cet article, Georges Bensoussan a tenu à dissiper tout malentendu en soulignant que « les romanciers ne se substituent pas aux historiens. Ils explorent un autre territoire ». On peut tout montrer ou tout utiliser, que ce soit un roman, une pièce de théâtre ou un film, à condition que les enseignants soient capables de mettre ces fictions en perspective en les soumettant à la critique. On peut alors tirer des enseignements historiques de ces œuvres, même si elles sont mauvaises.
« Tous les supports fictionnels peuvent être utiles s’ils sont utilisés à bon escient »
En revanche, si une fiction n’est utilisée que pour susciter une émotion, elle ne peut pas servir de support à la transmission de la mémoire de la Shoah. « La fiction doit aider à comprendre comment le crime est représenté. Ainsi, dans Le Pianiste, Roman Polanski montre le crime sans jamais filmer une chambre à gaz », explique Iannis Roder. « Il montre le crime par le vide, c’est-à-dire en filmant d’abord l’Umschlagplatz (la place du ghetto de Varsovie d’où partaient les convois de déportation entre 1942 et 1943 vers Treblinka) bondé de gens et ensuite l’Umschlagplatz vide où il n’y a plus que des valises. A travers ces images, Polanski nous montre le crime par l’effacement : ces gens ont été effacés de la Terre. C’est très intéressant car cela permet de réfléchir sur le sens de l’image : il y a ce que nous dit l’Histoire et les éléments de réponse qu’apporte l’enseignant, et il y a la manière dont le cinéaste représente le génocide. Tous les supports fictionnels peuvent être utiles s’ils sont utilisés à bon escient. On les utilise pour en tirer des enseignements historiques et les comparer avec ce qu’il y a comme source historiographique sur la question, mais aussi pour travailler sur la manière dont ces fictions abordent la Shoah, en fonction de leur époque. Ce qui permet de travailler aussi sur la construction de la mémoire collective, car les œuvres de fiction reflètent l’époque dans laquelle elles ont été produites ».
Personne ne désire se souvenir de la Shoah
Face aux réticences exprimées parfois par les jeunes envers les discours mémoriels et les cours sur la Shoah, nombreux sont ceux qui préconisent à juste titre d’abandonner l’idée du « devoir » de mémoire. L’unanimité disparait en revanche lorsqu’il s’agit de proposer une voie plus appropriée. Ainsi, il arrive qu’un écrivain veuille substituer le « désir de mémoire » au devoir de mémoire afin de donner envie aux jeunes de se souvenir de la Shoah ! Cette notion de désir de mémoire s’inscrit bien dans les exigences individualistes et démagogiques de notre époque. Comme si tout devait répondre à un désir. Cette notion de « désir de mémoire » est aussi profondément gênante car personne ne désire se souvenir de la Shoah. « Je connais la Shoah parce que j’en ai appris les processus, la mise en œuvre et ses conséquences. Je n’en ai pas pour autant un désir de mémoire », réagit Iannis Roder. « En revanche, il nous appartient de nous interroger sur les raisons pour lesquelles il faut encore aujourd’hui parler de la Shoah. Non pas pour se souvenir, ni pour satisfaire un désir obscène de mémoire, mais pour comprendre les mécanismes politiques de notre siècle. Le génocide des Juifs fut en effet le fait d’un Etat moderne qui décida l’élimination systématique d’une population. Parce que c’est arrivé, parce que cela s’est répété, les jeunes doivent comprendre que nous sommes face à un possible. Ils doivent comprendre qu’il s’agit d’une histoire politique, car le génocide fut le résultat d’une idéologie rédemptrice qui favorisa et légitima le passage à l’acte des assassins. Il faut aussi enseigner l’histoire de la Shoah car elle nous dit des choses de notre monde contemporain. La Shoah nous interroge, les interroge aussi sur les sociétés qui basculent, sur les constructions de l’image d’un ennemi imaginaire, sur les longs processus intellectuels et politiques qui mènent à la catastrophe ». C’est la raison pour laquelle on ne peut pas envisager la mémoire de la Shoah ou des autres génocides sous l’angle du désir.
Si tout groupe humain en a besoin pour exister, la mémoire se heurte à une usure. « De souvenir puissamment mémoriel, la Shoah passera peut-être à un souvenir plus politique, structurant l’histoire d’une société ou l’histoire d’une nation. C’est par exemple le cas de la mémoire de la Grande Guerre », estime Georges Bensoussan. « L’un des rares moyens d’atténuer cette usure inévitable, c’est de l’appuyer sur une réflexion anthropologique qui se résume à cette question : pourquoi les hommes de ce temps et de ce lieu ont-ils agi ainsi ? Nous sommes loin de l’émotion et du moralisme, mais dans l’analyse qui permet de comprendre la matrice de comportements questionnant notre présent et interrogeant les invariants de la condition humaine ». Seule l’Histoire peut le faire et permettre à la mémoire de la Shoah de demeurer vivante. C’est aussi le seul chemin qui évite de sombrer dans l’impasse de la banalisation de la Shoah.